Archives de la catégorie ‘Bande dessinée’

Chien hurlant , fraîchement sorti de La Boîte à Bulles est la première bande dessinée en solo de Mélissa Morin.

Résumé

Tyler D. commence à être connu sur les réseaux sociaux. Ses vidéos de « tape », comprenez de combats à mains nues entre adolescents, sont largement suivies. Dans la vraie vie, Tyler D. est Andreas, un collégien mal dans sa peau qui peine à contenir ses émotions quand on le contrarie. Malgré un intérêt pour l’école et des bonnes notes, il est rattrapé par ses problèmes, familiaux notamment. À la maison, sa mère a autorisé son père à revenir. Il aurait arrêté de boire, enfin, c’est ce qu’il promet. Andreas n’y croit pas une seconde et la cohabitation est difficile.

Mon avis

Née au Pays Basque en 1988, Mélissa Morin a d’abord été designer dans la mode. À 28 ans, elle se lance dans la BD et dessine l’album Céphéide avec Clotilde Bruneau. Dans son premier ouvrage en solo, qui vient de paraître à La Boîte à Bulles, elle met en scène un adolescent plus isolé qu’il n’y paraît qui glisse dans une spirale infernale en croyant trouver dans la violence un exutoire à ses problèmes.

Le propos est à la fois on ne peut plus actuel et effrayant. Les réseaux sociaux ne sont pas un drame en soi mais on voit régulièrement que des jeunes y perdent pied, surtout lorsque les parents sont absents ou tout comme. Ajoutez à cela ici de vrais problèmes familiaux et vous obtenez un cocktail de galères à venir pour Andrea. Heureusement, il n’est pas tout à fait tout seul. Les enseignants tentent de le recadrer, et surtout, il peut compter sur son oncle paternel, un musicien vivant avec ses chiens dans sa caravane parmi les gens du voyage. Le dessin est efficace et plutôt classique, sauf lorsque les montées de stress d’Andreas, amenant ses comportements violents, sont représentées par des… chiens hurlants.

Une BD parfois dure mais jamais désespérée qui s’interroge sur les causes de la violence et les réponses qu’on peut apporter pour dompter ses démons intérieurs.

Chien hurlant, de Mélissa Morin, La Boîte à Bulles (2022), 128 pages.

Proies faciles est une bande dessinée de Miguelanxo Prado parue chez Rue de Sèvres l’an dernier.
Elle est traduite de l’espagnol (Galice) par Sophie Hofnung.

51fce0pcdblRésumé

Madrid, de nos jours.
Juan Rivas, trente-sept ans, est retrouvé sans vie dans son appartement. Pas de traces de lutte, pas de lettre d’adieu. Peu après, une femme s’écroule dans un salon de coiffure. Puis un homme succombe dans les vestiaires d’une salle de sport. On n’y voit d’abord aucun lien. L’inspectrice Tabares aidée de son adjoint Sotillo, sont mis à contribution et découvrent rapidement que toutes les victimes travaillent dans une banque. Un tueur en série de banquiers serait-il à l’œuvre ?

Mon avis

Bien que je lise beaucoup de BD, je les chronique rarement il est vrai, faute de temps à y consacrer (surtout rapporté au temps de lecture). Mais celle-ci vaut assurément qu’on en parle.

Très belle découverte que cette bande dessinée noire du Galicien Miguelanxo Prado. L’originalité de l’intrigue happe le lecteur en un instant. Bien qu’une partie du mystère soit vite levée, ce qui permet à l’auteur de dresser un bilan calamiteux de la gestion des grandes banques espagnoles, les rebondissements se succèdent et la tension demeure forte jusqu’aux ultimes révélations. Les superbes dessins de Miguelanxo Prado sont un régal pour les yeux et – surtout pour qui ne parvient pas à s’y attarder en raison du suspense – font que l’album mérite, rien que pour eux, une seconde lecture.

Dans la veine du fameux Couperet de Donald Westlake, Miguelanxo Prado signe une BD noire ambitieuse et engagée de grande qualité. À découvrir absolument !

Proies faciles (Presas Fáciles, 2016), de Miguelanxo Prado, Rue de Sèvres (2017).
Traduit de l’espagnol (Galice) par Sophie Hofnung, 96 pages.

51eefqlfazlAprès des soucis qui m’ont un peu éloigné de la lecture, je vais essayer de me remettre plus régulièrement au « boulot ». Pour commencer « léger », voici pour une fois (je n’en écris plus beaucoup) une chronique à propos d’une BD.

Ligne B est une bande dessinée écrite et dessinée par Julien Revenu et parue chez Casterman en avril 2015.

Résumé

Nous sommes à l’automne 2005 et la banlieue parisienne brûle suite à la mort de Zyed et Bouna.
Laurent, jeune papa, est vendeur dans un magasin de téléphonie. S’étant toujours senti un loser, sa paternité l’a quelque peu réconcilié avec la vie. Mais là, rien ne va plus. Son supérieur, petit chef autoritaire, est insupportable, et sa femme, au lieu de le soutenir, ne fait que le couvrir de reproches. Lorsqu’il se fait racketter son téléphone dans le RER, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Laurent décide qu’il ne sera plus une victime.

Mon avis

Ligne B aurait pu n’être qu’une énième histoire de loser qui pète les plombs. N’être que l’histoire d’un homme qui, à force de subir humiliation sur humiliation décide un jour de s’en sortir comme il peut, en répondant à la violence par la violence. S’il y a de ça, Ligne B n’est pas qu’une banale histoire de vengeance.

Illustrateur collaborant régulièrement avec la presse (Le Monde, Marianne, Rue 89…), Julien Revenu — qui signe là son premier album — a des choses à nous dire. A travers le portrait de Laurent, il nous donne à voir les travers d’une société impitoyable, qui dresse les uns contre les autres, qui opprime l’individu, l’astreignant à un rôle qu’il subit plus qu’il ne choisit et dont il est difficile de se débarrasser.

Victime des autres dès son plus jeune âge (enfant, il se faisait déjà piquer son goûter), Laurent a toujours été le « faible » du groupe. Celui qu’on peut molester, pour rigoler ou par méchanceté gratuite, sans craindre le retour de bâton. Et donc celui sur qui ça tombe toujours.

Lorsqu’il décide de prendre les choses en main après une nouvelle agression et une énième dispute avec sa compagne, on voit mal comment les choses pourraient bien se terminer. Mais nous n’en dirons pas plus…

On peut voir dans la grisaille et la laideur de ces paysages urbains désolés une métaphore de l’âme de ses habitants. De même, à cette banlieue qui s’embrase dans le feu et la violence fait écho la colère qui monte inéluctablement en Laurent et qui n’attend que de sourdre.

Malgré un scénario de prime abord simpliste, Ligne B est une BD noire bien plus profonde qu’il n’y paraît. On sent bien à la lecture que Julien Revenu avait un message à faire passer, et il le fait bien, son récit tendu étant servi par un dessin efficace. Un jeune auteur à suivre.

Ligne B, de Julien Revenu (scénario et dessin), Casterman (2015), 128 pages.

Pour inaugurer ce « nouveau » blog, une fois n’est pas coutume, une chronique sur une BD (je ne prends plus trop le temps d’en faire), que j’ai beaucoup aimée.
Quatre couleurs est une bande dessinée assez originale de Blaise Guinin parue en mai 2014 aux éditions Vraoum !

Résumé

Pierre et Grégoire, deux étudiants pas très bosseurs, décident de passer un pacte. Pour un de leurs cours, ils échangent leurs identités afin que chacun ait des bonnes notes à l’examen qui correspond à la spécialité de l’autre. Tout semble simple sur le papier sauf qu’en changeant d’identité pour leur cours, tout ne va pas se passer comme prévu. Surtout quand les filles et les histoires de cœur s’en mêlent…

Mon avis

« Un stylo quatre couleurs. Voici tout ce qui subsistait de mon année de fac. J’ai commencé à dessiner n’importe quoi à l’aide de cet instrument. Ce qui me passait par la tête… Sans but précis, je m’appliquais à tracer des traits. Bleus, noirs, rouges, verts. Aléatoirement. Puis, peu à peu, le brouillard qui enveloppait ma conscience s’est dissipé. Tous les événements que ma mémoire avait refoulés me revenaient en pleine figure.
C’est ainsi que commence Quatre couleurs, petite pépite parue chez l’éditeur Vraoum dans sa collection Autoblographie – l’objet-livre lui-même est très beau. Blaise Guinin, seul maître à bord, a fait un choix osé et assez rare pour être signalé : faire coller de manière imparable la forme et l’histoire. En effet, quoi de mieux pour dessiner une histoire dans laquelle un stylo quatre couleurs joue un rôle important que de n’utiliser que ledit stylo. Le bic n’est pas forcément l’arme de prédilection des dessinateurs de BD mais force est de constater qu’on peut faire de belles choses avec ce crayon tout bête. L’auteur jongle habilement avec ces quatre couleurs (cinq avec le blanc) mêlant à des traits précis des fonds, unis ou bariolés, réalisés à coups de traits de crayon. Chaque chapitre de l’histoire commence par une couleur : « Noir comme… » ; « Vert comme… », et les jeux de mots colorés ne sont pas en reste mais Blaise Guinin ne nous en fait jamais voir de toutes les couleurs.

L’histoire paraît de prime abord plutôt banale. L’auteur semble prendre du plaisir à revivre par l’intermédiaire de ses personnages ses années de fac. Il retranscrit bien l’oisiveté estudiantine, Grégoire étant davantage préoccupé par les jolies étudiantes et les soirées arrosées que par la validation – enfin – d’une année de licence, ce que souhaiterait son père, qui commence à perdre patience. La drague d’amphi, les fantasmes sur l’inconnue de la BU ou la prof canon, tout cela est bien rendu. Mais quid du polar alors ?

Ce n’est que dans le dernier quart du livre qu’on commence à y voir plus clair. Et lorsque la chute arrive, on se rend compte que le scénario est vraiment costaud et que Blaise Guinin nous a bien eus. À tel point qu’une deuxième lecture n’est pas superflue pour apprécier sous un nouvel éclairage la virtuosité du scénario et de sa construction…

Avec Quatre couleurs, Blaise Guinin signe une bande dessinée réussie à tous points de vue mettant une technique originale et maîtrisée au service d’une intrigue particulièrement retorse. Espérons qu’on revoie bientôt Blaise Guinin à l’œuvre, car des BD comme ça, on en redemande.

Quatre couleurs, de Blaise Guinin, éditions Vraoum ! (2014), 140 pages.

Melvile est une bande dessinée de Romain Renard paru chez Le Lombard en 2013.

Résumé

Samuel Beauclair est écrivain. Malgré le succès de son premier roman (ou à cause de lui), il ne parvient plus à écrire. Pire, il n’a plus goût à rien à part la bière, des soucis avec sa femme, la dépression le guette.
Alors qu’il se rend à l’épicerie, il tombe sur une offre d’emploi. On recherche quelqu’un pour faire des travaux de rénovation sur le toit d’une maison. Se disant que le travail manuel à l’air libre ne pourra pas lui faire de mal, Samuel appelle et obtient un rendez-vous. Il rencontre alors David, le propriétaire des lieux, ainsi que sa jeune sœur, la jolie Rachel.

Mon avis

Les dessins de Romain Renard sont magnifiques. Difficile de savoir avec précision quelles sont les techniques et le matériel utilisés mais la réussite est au rendez-vous, entre dessin et peinture. Le travail sur l’éclairage (lumière, ombres, obscurité) est à couper le souffle et devrait plaire à de nombreux lecteurs, et plus encore aux amateurs de tons sépias.

L’intrigue n’est pas extraordinaire (au sens propre du terme) mais elle parvient à embarquer le lecteur et se laisse suivre avec plaisir. Le dénouement – que les plus perspicaces verront peut-être venir – est particulièrement réussi.

Mélancolie, réflexion, amour, suspense… Il y a tout ça dans Melvile, assurément l’une des plus belles bandes dessinées de 2013.
Signalons que les technophiles pourront profiter de nombreux bonus (vidéos, interviews, bande originale du livre, chroniques…) grâce à une application spéciale pour tablette et smartphone faisant de Melvile une « BD augmentée ».

Melvile, de Romain Renard, Le Lombard (2013), 136 pages.

La tour fantôme, 1, signé Taro Nogizaka (scénario et dessin) est le premier tome d’une série de manga qui en compte actuellement 7 au Japon (en cours).

Résumé

Amano Taichi est un jeune homme qui ne va pas bien. Cloîtré chez lui à longueur de temps, il en sort enfin quand sa propriétaire le menace d’expulsion s’il ne paie pas son loyer. Pour épater une ancienne camarade de classe, Amano fait croire qu’il va hériter d’un beau pactole. Un jeune homme, qui l’a entendu par hasard, lui apprend qu’il recherche un trésor mais qu’il ne peut y arriver seul. Il lui propose d’être son associé. Le magot se cacherait dans l’horloge d’une tour que l’on dit hantée depuis qu’une femme y a été assassinée par sa fille.

Mon avis

Ce manga de Taro Nogizaka, paru ce mercredi chez Glénat, est une adaptation de Yûreitô, le roman de Ruiko Kuroiwa, (paru au Japon en 1899), lui-même adapté de l’œuvre de la britannique Alice Williamson, A Woman In Grey (1898). Cette histoire est un peu connue au Japon, le grand Ranpo Edogawa l’ayant lui aussi adaptée.

L’action se déroule en 1954, deux ans après le meurtre de la vieille dame sur l’horloge de la tour, que l’on surnomme depuis la « tour fantôme ». Alors qu’il va visiter les lieux avant de se décider, Amano est agressé et manque de se faire assassiner, sauvé in extremis par Tetsuo, le chercheur de trésor. Amano lui étant redevable, il décide d’accepter sa proposition et se met à enquêter avec lui…

Dans ce premier tome qui lance l’histoire le suspense est déjà assez présent, de même que les rebondissements, plutôt nombreux. Par un habile stratagème, le lecteur en sait assez vite plus qu’Amano, ce qui n’est pas fréquent et somme toute assez intéressant.

L’histoire originale a beau avoir été écrite au 19e siècle, cette adaptation se lit très bien de nos jours. Le scénario de ce tome est habilement construit et les dessins du talentueux Taro Nogizaka sont à la hauteur. Un premier épisode intrigant et réussi car il donne envie d’en savoir plus. Ça tombe bien, le second tome est prévu pour le mois de mai.

La tour fantôme, 1 (Yûreitô, 1, 2010), de Taro Nogizaka, Glénat (2014). Traduit du japonais par Victoria Tomoko Okada, 224 pages.

Une fois n’est pas coutume, une chronique sur une BD qui le mérite.

Ma révérence est une bande dessinée policière (parue chez Delcourt en 2013), avec Wilfrid Lupano au scénario et Rodguen au dessin.
Elle a récemment été récompensée à l’occasion du festival d’Angoulêmes (Prix Fauve SNCF).

 

Résumé

 

Vincent a rencontré l’amour de sa vie en Afrique. Rentré en France alors qu’elle est restée là-bas avec un ventre rond, il sombre dans la drogue et la dépression. Il aimerait retourner là-bas mais n’en a ni les moyens ni le courage. Un jour, dans un rade, un convoyeur de fonds au bout du rouleau lui raconte sa vie entre deux verres. Une idée germe dans l’esprit de Vincent, qui a une morale. Un braquage sans aucune violence suivi d’un partage équitable des gains, ce n’est pas une si mauvaise chose, si ? Pour préparer le gros coup, il s’associe à Gaby Rocket, un drôle de zig à la dégaine de Dick Rivers, la moto en moins. Le plan est millimétré mais bien sûr, rien ne va se passer comme prévu…

Mon avis

Apparemment, Wilfrid Lupano et Rodguen ont mis quatre années pour préparer cette bande dessinée plutôt longue (près de 130 pages) mais qu’on dévore très vite. À la lecture de « Ma révérence », on les croit volontiers, et on peut même affirmer que le jeu en valait la chandelle. De la narration (à la première personne et non chronologique) au dessin (angles de vues improbables, planches découpées de manière originale), les deux auteurs sortent des sentiers battus et détournent astucieusement les canons habituels de la BD à papa.

 

On s’attache rapidement à la paire de braqueurs losers au grand cœur. L’intrigue est elle aussi plutôt originale pour une histoire de braquage. Le lecteur la suivra avec plaisir, d’autant qu’elle lui réservera quelques rebondissements de qualité. Le scénariste explique en interview qu’il souhaitait que l’album nous apparaisse comme la vie de Vincent, « un chaos organisé ». Cette manière plutôt osée de nous raconter l’histoire apporte un plus indéniable à l’ouvrage. Les auteurs ajoutent à cela une petite touche « sociale » pas anodine, avec les déboires du convoyeur de fonds ou encore les questionnements philosophiques de Vincent quant à son braquage, qu’il souhaite « humanitaire » (une part des revenus sera reversée aux convoyeurs attaqués, une autre envoyée en Afrique).

 

Il y a quelques semaines, le jury du festival d’Angoulême attribuait à Wilfrid Lupano et Rodguen le prix « Fauve Polar SNCF » récompensant la meilleure bande dessinée policière. Si d’autres titres méritaient peut-être aussi cette distinction, c’est en tout cas loin d’être un braquage qu’ont réalisé ces deux auteurs prometteurs. Espérons qu’ils ne tirent pas de si tôt leur révérence.

 

 

Ma révérence, par Rodguen et Wilfrid Lupano, Delcourt (2013), 128 pages.

La bulle de Bertold est une bande dessinée d’anticipation argentine. Signée Diego Agrimbau (scénario) et Gabriel Liniero Ippóliti (dessin, couleurs), elle est parue chez Albin Michel en 2005.

Elle a reçu en 2005 le Prix de la meilleure BD de SF décerné à l’occasion du festival Les Utopiales de Nantes.

 

 

bulledeBertold.jpgRésumé

 

Butanie, en Patagonie.

Bertold Boro est accusé d’avoir menti sur l’état des réserves en gaz de la Bulle ainsi que d’être responsable d’une tentative d’incendie au sein du service des estimations et statistiques ayant fait quatorze morts. En conséquence, il est condamné à la peine d’amputation totale.

 

 

Mon avis

 

Les auteurs nous projettent dans le futur et dans un monde totalitaire. Les opposants au régime, les criminels et autres délinquants en tous genres sont condamnés à des peines d’amputation, plus ou moins lourdes selon les cas – un bras, deux membres, la peine maximale étant celle d’amputation totale, faisant du coupable un homme tronc.

C’est donc ce qu’il advient de Bertold (hommage évident à Brecht, le grand dramaturge), qui survit tant bien que mal en donnant sur une place de la ville un spectacle de ventriloquie.

Heureuse coïncidence, Froilan, le directeur d’une compagnie de théâtre recherche un « amputé total » pour remplacer l’un de ses acteurs. Malheureusement, se plaint-il, ceux-ci se font rares (j’ajouterai même qu’on comprend pourquoi ils ne courent pas les rues).

Bertold est donc embauché par Froilan au « Théâtre des marionnettes vivantes ». Les acteurs et actrices sont tous des hommes ou femmes-troncs. Ils jouent avec leur visage et récitent leur texte, un logiciel étant programmé pour les faire se déplacer grâce à des membres artificiels mûs par un système de cordes.https://i0.wp.com/multimedia.fnac.com/multimedia/images_produits/zoom_planche_bd/9/0/1/9782226158109_1.jpg

Bertold montre très vite l’étendue de son talent, aussi le directeur lui pardonne-t-il quelques approximations au niveau du texte – l’acteur a tendance à trop improviser. La pièce connaît rapidement un succès fou. Grâce à Lorenzo, le programmeur, qui lui permet de faire de plus en plus de choses, Bertold reprend goût à la vie.

 

J’ai découvert cette bande dessinée totalement par hasard (à la bibliothèque) et elle m’a tout de suite intrigué (couverture, 4e de couverture).

Le dessin est fort réussi et j’ai apprécié les jeux de couleurs, délavées, avec des dominantes sombres, ocre, rouille… qui collent bien à l’histoire. Le graphisme particulier de cette BD est à la fois agréable à l’oeil et dérangeant.

Le scénario aussi est très intéressant, tout comme le propos. La bulle de Bertold s’inscrit – modestement – dans la lignée des 1984 et autres Brave New World (Le meilleur des mondes en VF) comme une dystopie sur le totalitarisme. Ici, la machine (ou la société) détient un pouvoir absolu sur les êtres, qui ne sont que des marionnettes dont elle fait ce qu’elle veut. Malgré sa déshumanisation, Bertold garde espoir et compte bien trouver un moyen pour se venger de cette société qui a fait de lui un impotent.

A l’instar d’un Orwell ou d’un Huxley, Agrimbau et Ippóliti s’interrogent sur la liberté et le rôle que peut jouer un individu, seul mais dissident, face à un système totalitaire établi.

 

Une belle découverte que cette bande dessinée, qui rappelle parfois l’univers d’Enki Bilal. Je ne connaissais pas du tout ces auteurs argentins mais je vais me renseigner. Quelqu’un les connaît ?

 


La bulle de Bertold (La Burbuja de Bertold) de Diego Agrimbau et Gabriel Liniero Ippóliti Albin Michel (2005), traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Michel Boschet, 46 pages.

Championzé est une bande dessinée parue en début d’année chez Futuropolis. Le récit est signé Aurélien Ducoudray tandis que les dessins sont d’Eddy Vaccaro.
Sous-titré « Une histoire de Battling Siki », ce livre nous raconte l’itinéraire hors-norme du champion du monde de boxe 1922, très peu connu il est vrai.
La BD est accompagnée, comme souvent chez Futuropolis, d’un dossier complémentaire.

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Qui connaît Battling Siki ? Premier champion du monde de boxe français, d’origine sénégalaise, son nom a été effacé des encyclopédies sportives. Les années 1920 sont sous le signe des colonies, et le racisme ordinaire s’accorde mal avec la négritude du champion.
Plus qu’une destinée hors du commun, Aurélien Ducoudray, dont c’est le premier scénario, et Eddy Vaccaro brossent avec brio le tableau d’une époque.

Mon avis

Effectivement, bien qu’assez amateur de sport (mais pas de boxe spécialement) je ne connaissais Battling Siki ni d’Ève ni d’Adam avant d’ouvrir cette bande dessinée. De manière clairement établie, on sait très peu de choses de lui. Son véritable nom même – peut-être Amadou M’Barick Fall ? – est sujet à controverse.
Il naît à Saint-Louis, au Sénégal en 1897. Enfant, il nage dans le fleuve éponyme et se fait remarquer, déjà pour une prouesse physique (il plonge récupérer des pièces d’or jetées par des Blancs depuis un bateau). Une comédienne hollandaise l’embarque vers la France où elle le fait se produire en spectacle comme nègre savant.
Encore adolescent, il est finalement laissé pour compte. Il enchaîne alors en France les boulots les plus ingrats avant d’être repéré à l’occasion d’une bagarre dans un bar pour ses coups de poing dévastateurs.
Il commence à boxer avec talent avant de se porter volontaire en 1914. Il reviendra des tranchées avec les honneurs, distingué de la croix de guerre et de celle du mérite, et poursuivra sa carrière de boxeur…

« Il était étonnant, ce jeune nègre, quand il montait sur le ring, on avait l’impression qu’il n’était pas à sa place. Il regardait autour de lui et ne semblait prêter aucune attention à son adversaire… puis le gong retentissait et il y allait !
Il avait aucun jeu défensif !! C’en était désolant, son poing droit était recroquevillé sur son flanc et le gauche pendait devant lui ! Alors forcément, il s’en prenait plein la tête !!! Mais il continuait quand même, il tournait autour de son adversaire, récoltant de plus en plus de coups, son bras comme un balancier…
Et puis d’un seul coup, c’est comme s’il décidait qu’il en avait assez, et là, il tombait sur son adversaire comme une bête sauvage ! »

Son style de boxe (ou son non-style comme disaient certains) ressemble étrangement à celui d’un certain Cassius Clay un demi-siècle plus tard. Comme Mohammed Ali (notamment lors du fameux « Rumble in the jungle », le combat de Kinshasa en 1974 face à George Foreman) la propension de Battling Siki à encaisser les coups sans broncher, avant de finalement répondre, semble impressionnante.

« 1920, dans un salon mondain…
Ce n’est pas de la boxe, ce type-là, c’est de la sauvagerie pure !! il faut d’urgence interdire le ring aux gens de son espèce !!!
La boxe est un sport noble qui ne souffre pas d’être traité de cette façon !
Sur le ring, ce Siki ressemble tellement à un grand singe qu’on craindrait qu’il ne morde !
D’ailleurs, certains s’en sont déjà plaints…
Non, vraiment, interdisons nos rings à ces spectacles dignes d’une ménagerie de cirque ! Le noble art n’est pas une cage à nègres ! »

Ce qui marque aussi à la lecture de la BD, c’est le racisme ambiant qui régnait en France dans ce premier quart du XXe siècle. Siki a vraiment eu la vie très dure de ce côté-là, et semble faire avec, sans trop s’en soucier, conscient de son talent et sourd face aux critiques des Blancs mettant en cause sa couleur de peau. On peut pourtant à l’époque lire les pires atrocités dans les journaux, et même les scientifiques s’y mettent.battling-siki.jpg

« Nous voudrions que les combats entre Blancs et Noirs ne soient pas renouvelés. D’une constitution différente de la nôtre, avec une boîte crânienne qui semble d’autant plus dure qu’on n’a pas eu le souci d’y réserver de la place pour loger quelque chose dedans et qu’on peut la marteler de coups sans autres dommages que ceux que l’on connaît soi-même, les nègres ont sur les Blancs des avantages suffisants pour que le moindre incident en défaveur de leurs adversaires les fasse triompher de ces derniers. »

Ou encore, dans le même genre…

« D’un point de vue médical, ce match fait surtout ressortir la fragilité du squelette blanc, comparé à l’ossature granitique du Noir, un avantage déloyal que Siki n’a pas hésité à utiliser ! »

Non !! Il a osé utilisé son corps pour boxer ! Incroyable ! Et bien sûr si un Blanc l’avait emporté sur lui, ces mêmes « scientifiques » n’auraient bien sûr pas été chercher de pitoyables excuses pseudo-anatomiques pour expliquer sa victoire.

Malgré tout cela, Siki continue d’enchaîner les victoires, le point d’orgue de sa carrière restant bien entendu son combat du 24 septembre 1922. A Montrouge, au Stade Buffalo, Siki encaisse coup sur coup puis finit par envoyer Georges Carpentier au tapis dans le 6e round. L’arbitre déclare d’abord Carpentier vainqueur, Siki étant disqualifé, pour un supposé croc-en-jambe (invisible sur la vidéo que l’on a du combat). Face à la pression de la foule qui scande « Siki vainqueur ! Carpentier tricheur ! » l’arbitre revoit son jugement et déclare Battling Siki champion du monde. La bande dessinée se poursuit, sur la tragique fin de carrière du boxeur français, peu gâté par la vie au final.

L’histoire déjà très intéressante en elle-même est rendue fort agréable à suivre par les très beaux dessins de Vaccaro, réalisés au crayon et tout en noir et blanc, lesquels servent parfaitement le propos de Ducoudray.

J’aime beaucoup les bandes dessinées de chez Futuropolis. D’abord parce qu’elles sont de qualité, mais aussi parce qu’elles ont souvent une dimension réelle (historique, sociale…) que j’apprécie, et qu’elles sont fréquemment accompagnées d’un dossier qui permet de poursuivre sa découverte, ici en l’occurrence celle de Battling Siki. Suivent donc l’histoire : un texte d’Aurélien Ducoudray faisant un peu le tour des connaissances – assez maigres il est vrai – que l’on posssède sur Battling Siki, et des extraits d’une autobiographie du boxeur publiée aux États-Unis en 1922.

Une bien belle bande dessinée sur le parcours extraordinaire d’un boxeur talentueux qui gagnerait à être plus connu. Il n’est pas nécessaire d’aimer la boxe pour apprécier la BD. La qualité des dessins et le destin d’exception de Siki suffiront à vous intéresser je pense…


Championzé : Une histoire de Battling Siki, d’Aurélien Ducoudray (récit) et Eddy Vaccaro (dessin), Futuropolis (2010), 117 pages + dossier.

Grasse carcasse est le premier tome de Blast, une nouvelle série de bande dessinée commencée par Manu Larcenet.

Présentation de l’éditeur

Je pèse lourd. Des tonnes. Alliage écrasant de lard et d’espoirs défaits, je bute sur chaque pierre du chemin. Je tombe et me relève, et tombe encore. Je pèse lourd, ancré au sol, écrasé de pesanteur. Atlas aberrant, je traîne le monde derrière moi. Je pèse lourd. Pire qu’un cheval de trait. Pire qu’un char d’assaut. Je pèse lourd et pourtant, parfois, je vole.

grasse-carcasse.jpgMon avis

Grasse carcasse est au commissariat. En fait, cet homme atteint d’une sévère obesité s’appelle Polza Mancini. En garde à vue, deux policiers le cuisine, voulant le faire avouer et comprendre son acte. Le lecteur ne sait pas de quoi il s’agit. On sait seulement que Grasse carcasse est là « à cause de ce qu’il a fait à Carole ». D’ailleurs, on ne sait pas plus qui est Carole, sinon qu’elle a été mise sous coma artificel.

Quelques questions des policiers plus tard, Grasse carcasse leur dit qu’il sera coopératif, à condition qu’il lui laisse le loisir de raconter son histoire comme bon lui semble : « Si vous voulez comprendre… il faut que vous passiez par où je suis passé ».

Toute son histoire semble reliée au « blast » (onde de choc d’une explosion en anglais). Le blast, cette terrible implosion dans sa boîte cranienne, a permis à Polza, un instant, d’être léger, de voler, d’être né une seconde fois, de ne plus seulement faire partie du monde mais d’en être la nature-même, l’origine. C’est du moins ce qu’il raconte aux deux policiers, on ne peut plus sceptiques.

« Je me suis marié avec Sylvie, la première femme a avoir accepté de coucher avec moi.
Mon frère est mort l’année suivante, dans un accident de voiture.
Je n’ai alors plus vu mon père qu’occasionnellement le dimanche après-midi… comme tout le monde.
Puis plus du tout.
Et s’il se réveillait ?
Aurais-je autre chose à lui offrir que les igobles banalités qu’on inflige aux mourants ? Comme si c’était pas déjà suffisant de crever, il faut encore se cogner les angoisses de ceux que les métastases laissent provisoirement de côté…
C’est toujours ça qu’on déballe aux crevards…
Qu’on est tristes, mal à l’aise, gênés, inquiets, perdus…
Qu’on a peur en somme.
Mais c’est seulement que ça nous soulage.
Pourvu qu’il ne se réveille pas… »

Par un jeu de flash-back, on suit alors le parcours de Grasse carcasse, on passe par où il est passé, c’est à dire par beaucoup de souffrances surtout.
Il y a la perte d’un père qu’il n’a finalement pas beaucoup connu. Celui-ci, atteint d’un cancer en phase terminale s’éteint sous ses yeux à l’hôpital.
Il y a surtout le poids de la différence, cette vie – ou survie – avec ce corps que tout le monde regarde de travers, cette prison de chair qui l’entrave dans ses mouvements comme dans sa vie. Difficile de s’épanouir et de s’ouvrir aux autres lorsqu’on ne se supporte pas soi-même.
De très beaux passages sur l’obésité, donc, comme celui-ci, sur « la théorie du grille-pain ».

« C’est la graisse qui vous écoeure ?
Non ? Les défauts de proportion peut-être ?
La légitimité du dégoût face à la difformité est un principe universel. Quand j’étais enfant, il paraissait acquis que c’était là une loi naturelle à laquelle il était juste de se plier…
… alors peu à peu, l’anomalie n’est plus une simple fraction d’une personnalité complexe, plus riche…
… l’anomalie est votre identité.
C’est ce que j’appelle « la théorie du grille-pain ».
Quand un grille-pain est défectueux, il cesse d’être un grille-pain pour devenir un machin cassé… Il ne viendrait à l’esprit de personne de trouver une place dans la cuisine pour que le « machin cassé » y continue son existence…
Si vous ne savez pas le réparer, lui redonner sa fonction première, vous vous en débarrassez.
Comment ne pas se haïr quand vers huit ans on réalise qu’on partage la condition des ustensiles de cuisine ?
Comment ne pas se haïr quand il est si naturel de se faire haïr ?
Se haïr fondamentalement, c’est comme se réveiller chaque matin avec le canon d’un pistolet dans la bouche.
De guerre lasse, on en est parfois réduit à supplier que le coup parte. »

S’en suit une errance à travers les bois, durant laquelle Grasse carcasse essaie de se trouver. On y croise une population d’immigrés clandestins, qui accueille Polza un moment.
Surtout, la forêt donne lieu à de superbes illustrations.
Si l’ensemble de cette longue bande dessinée (plus de 200 pages) est une grande réussite au point de vue graphique, tout en nuances de gris, allant du blanc au noir, certaines planches concernant la forêt sont vraiment sublîmes. Forêt, animaux,… : Larcenet nous offre de magnifiques dessins, rappelant parfois l’estampe japonaise.

Il y a le Larcenet hilarant (La Légende de Robin des Bois), le Larcenet drôle et émouvant (Le retour à la terre), le Larcenet engagé (Le combat ordinaire), voici maintenant le Larcenet noir (et pas qu’un peu).
Ici, contrairement à d’habitude, pas une fois on ne rigole. On est happé par l’histoire qui nous est contée, mais également oppréssé. On en vient rapidement à éprouver une grande compassion pour Polza, qui est pourtant un criminel a priori.
Il est certain que cette bande dessinée ne plaira pas à tout le monde – d’aucuns la trouveront trop sombre – mais elle marque assurément un tournant dans l’oeuvre de Manu Larcenet, oeuvre que personnellement j’adore et que je ne saurai que trop vous conseiller.
Pour moi, Larcenet est appelé à rester dans l’histoire de la BD. Pour son humanité, son humour, ses dessins… En bref, pour son talent. Voilà, c’est dit !

Et pour en revenir à Grasse carcasse, au final, beaucoup de questions restent en suspens à la fin de ce premier tome nous obligeant à patienter jusqu’au prochain. Forcément, je serai au rendez-vous.


Blast (Tome 1, Grasse carcasse) de Manu Larcenet, Dargaud (2009), 204 pages.