Archives de la catégorie ‘Coup de coeur’

Idaho est un roman d’Emily Ruskovich paru il y a quelques jours chez Gallmeister.
Il est traduit de l’anglais (États-Unis) par Simon Baril.

pol_cover_30509Résumé

1995
Wade et sa femme Jenny coupent du bois dans une clairière tandis que leurs deux filles jouent et chantent autour d’eux. Nous sommes en août. Il fait chaud, les insectes volent, les oiseaux piaillent. Et absolument rien ne peut annoncer le drame imminent qui va changer la vie de cette famille définitivement.
2004
Wade habite toujours près de Ponderosa, sur les flancs du Mont Iris (qui doit son nom aux fleurs éponymes, très à leur aise sur ses pentes). Mais il est désormais marié à Ann, et commence à perdre la mémoire. Son père étant décédé prématurément de cette maladie, Ann ne peut s’empêcher de penser à la fin à venir de Wade. Et tout cela fait remonter énormément de souvenirs, comme ceux du drame, neuf ans plus tôt.

Mon avis

En refermant ce superbe roman, on est bien en peine de croire qu’il s’agissait là du premier de la jeune Emily Ruskovich. Les habituels défauts du primoromancier sont aux abonnés absents. C’est plutôt la virtuosité de l’auteur qui frappe, tant dans l’écriture de ses personnages que dans la maîtrise d’une chronologie éclatée qui aurait pu s’avérer problématique. Les chapitres sont en effet proposés de manière presque désordonnée – l’action se situe de 1973 à 2025 – mais le lecteur s’y fait bien, et si tout cela peut presque paraître aléatoire au départ, il n’en est rien.
Comme souvent chez Gallmeister, la nature occupe une place prépondérante dans le récit. Emily Ruskovich a grandi dans les Hoodoo Mountains, vraisemblablement dans une rusticité heureuse, et son amour pour la flore et la faune de l’Idaho de son enfance transparaît pour ainsi dire à chaque page. Certains passages sont véritablement sublimes et donnent envie de se téléporter immédiatement dans les décors du roman.
De beaux paysages ne font pas un roman, mais l’auteur est aussi à l’aise pour peindre l’âme de ses personnages que leur environnement. Parfois, l’on en trouve un beau dans un roman, et n’éprouvons aucune empathie pour les autres. Parfois, ce sont même tous les protagonistes qui nous laissent indifférents. Ici, il n’y en a pas un seul qui ne fasse pas surgir quelque émotion. L’histoire entre Wade et Ann est belle, de même que le lien entre les deux sœurs ou encore d’autres, tissés entre des personnages dont on s’abstiendra de parler ici. Le passage de vie à trépas d’un des protagonistes est aussi l’une des plus belles scènes de mort lue depuis bien longtemps, mais ne déflorons pas plus l’intrigue…

Idaho aborde la vie, la mort, la famille, la solitude, le bonheur, la tristesse, la nature, les enfants, le deuil, les souvenirs, l’avenir… Il y a tout dans ce roman magnifiquement écrit qu’on voudrait ne jamais refermer. Comme avec Dans la forêt, Gallmeister atteint un nouveau sommet. On en redemande, de même qu’on sera on ne peut plus curieux de suivre le parcours d’Emily Ruskovich.

Idaho (Idaho, 2017), d’Emily Ruskovich, Gallmeister (2018). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Simon Baril, 359 pages.

911, paru chez Sonatine en mai 2014, est le deuxième roman de l’Américain Shannon Burke.
Il faisait partie des finalistes des Trophées 813, et pour ma part, c’est un coup de cœur.

Résumé

Ollie Cross a vingt-trois ans et souhaite devenir médecin. En attendant de repasser le concours d’entrée en médecine, il opte pour la profession d’ambulancier, pour continuer à acquérir de l’expérience dans le milieu médical et pour mettre de l’argent de côté. Mais il commence à Harlem, alors l’un des quartiers les plus difficiles de New York, où le quotidien des ambulanciers n’est pas de tout repos. Enfin, encore moins qu’ailleurs.

Mon avis

911, est le second roman de Shannon Burke après Manhattan Grand-Angle, paru à la Série Noire en 2007. Le précédent était déjà réaliste, se déroulait déjà à New York et avait déjà un personnage principal issu du monde médical – un infirmier de nuit. Mais celui-ci est encore plus criant de vérité, et sans doute encore plus fort. Et pour cause, avant d’être scénariste et écrivain, Shannon Burke a été pendant cinq ans… ambulancier… à Harlem.

« On interdit aux chirurgiens d’opérer les personnes qui leur sont proches. Tu sais pourquoi ? Pour garder une distance professionnelle. C’est la raison pour laquelle les gens comme toi et moi sont les meilleurs ambulanciers dont puisse rêver un coin comme Harlem. Nos voisins de Manhattan ont des boulots, ils votent, ils paient leurs impôts. Les gens qu’on a ici, c’est de la racaille. Des parasites. Et dès que quelqu’un essaie de les aider, ils se mettent à hurler, jamais un merci. Je leur souhaite tous de crever. Je leur souhaite tous de se prendre une putain de balle dans le foie et de crever de la mort la plus douloureuse qui soit. Mais s’ils souffrent, s’ils sont mes patients, je les soignerai mieux que Verdis. Et tu sais pourquoi ? Parce que je suis fier du boulot que je fais. Et parce que je ne m’implique pas émotionnellement. Un mec comme Verdis, ça ferait un super travailleur social. Un super infirmier. Mais c’est un mauvais ambulancier. Ma façon de voir les choses, c’est que, pour préserver l’objectivité et la distance professionnelle qui s’imposent, le mieux pour un ambulancier, c’est de détester ses patients. »

L’aspect autobiographique est donc souvent palpable, bien que 911 ne soit pas un document de témoignage mais bel et bien un roman. Et s’il y a sans doute beaucoup de l’auteur dans Ollie, les protagonistes ont leur propre vie de fiction. Les tranches de vie d’ambulancier que nous présente Shannon Burke sont tantôt tristes, tantôt drôles, parfois carrément atroces. Surtout, elles sont trop exceptionnelles pour avoir été inventées – elles sentent trop le vécu de terrain.

« Lorsque la canicule débuta vraiment, le nombre d’interventions des urgences dans la ville passa de 2300 à environ 3600 par jour, pour dépasser parfois les 4000. Au nord de la 125e rue, qui disait canicule disait plus d’irritabilité, plus de fatigue, plus d’inconfort pour les gens qui se massaient sur les trottoirs, les perrons et sous les porches. Ça signifiait plus de meurtres, plus de frictions avec la police. Ça signifiait plus de suicides, plus de violences conjugales, ça signifiait que tout le monde perdait son calme et nous cherchait des poux, et que nous leur rendions la pareille. Ça signifiait qu’on nous refusait nos vacances et nos week-ends, et que la durée du service passait de huit à douze heures, puis à seize. Et nous savions tous cela. Ça faisait partie du job. Et de l’extérieur, rien n’indiquait que nous étions en train de péter un plomb, mais à mesure que les jours se succédaient sans discontinuer, à mesure que nos vies entières devenaient une suite sans fin de lacérations, de blessures par balle, de crises cardiaques, d’asthmatiques, de schizophrènes, de cadavres gonflés, de tout ce que la ville avait à nous offrir dans ce goût-là, je crois que nous perdions de vue ce qui était considéré comme la normalité. Les sirènes, les brancards, les gyrophares, les aiguilles, le sang et les sanglots des familles : c’était tout ce que la vie avait à nous offrir. »

S’il y a beaucoup d’anecdotes au fil des pages, le livre ne se résume pas à ça. L’attention est focalisée sur Ollie et son parcours, bien qu’on nous donne à voir aussi d’autres personnages intéressants, comme son collègue Rutkovsky, qui joue le gros dur pour tenter de masquer ses faiblesses. Avec Ollie, on comprend la difficulté à s’intégrer dans une équipe d’ambulanciers déjà bien soudée, on découvre les joies des brimades pour « tester » la nouvelle recrue qui confinent au bizutage. On découvre la difficulté à gérer ses nerfs et ses émotions lorsqu’on est amené à vivre des horreurs et des scènes violentes au quotidien. On observe aussi les difficultés qu’ont Ollie et ses collègues à mener de front leur vie professionnelle et un semblant de vie « normale », sociale et/ou sentimentale. Avec les horaires décalés et les journées interminables, Ollie peine à trouver du temps pour Clara, son amie étudiante. Certains de ses coéquipiers n’essaient même plus de faire semblant, adoptant un style de vie monacal, entièrement consacrés qu’ils sont à leur métier. Enfin, bien qu’ils soit sensés être là pour sauver des vies, on se rend compte qu’être ambulancier à Harlem, c’est parfois aussi essuyer des insultes, quand ce n’est pas des coups.

911 a reçu cette année le Prix Mystère de la Critique du Meilleur Roman étranger. Cette récompense est méritée tant le texte est d’une rare puissance et criant de réalisme. S’il est magnifiquement écrit, 911 est aussi très sombre et parfois très dur (certaines scènes sont vraiment dérangeantes), et ne doit pas être mis entre toutes les mains. Bien qu’il ne traite pas du même métier, 911 fait souvent penser au superbe Nécropolis, qui avait pour personnage principal un médecin légiste. On ne peut que souhaiter à Shannon Burke que son roman fasse date comme celui d’Herbert Lieberman.

911 (Black Flies, 2008), de Shannon Burke, Sonatine (2014). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Diniz Galhos, 206 pages.