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Interview réalisée le 31 mars 2012 dans le cadre du festival Quais du Polar, à Lyon, où Tim Willocks dédicaçait entre autres son nouveau roman, Doglands.

Hannibal le lecteur : Bonjour Tim Willocks. Pour commencer, pouvez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée principale de Doglands ?

Tim Willocks : J’ai réellement un chien nommé Furgul, que j’ai récupéré à la fourrière. Il a beaucoup de cicatrices, des traces de plomb dans les flancs, mais je ne sais pas comment il les a eues, ni quelle était sa vie avant la fourrière. Dans les fourrières de Dublin, les animaux ont cinq jours pour trouver preneur avant d’être piqué, et j’ai depuis longtemps à l’idée que mon chien a trompé la mort plusieurs fois. Alors que j’étais en train de travailler sur Twelve Children of Paris, que je viens juste de terminer, je me suis retrouvé comme bloqué. Alors un soir où je n’avançais plus, j’ai écrit la phrase « il était une fois dans les Doglands ». Selon moi, les chiens sont à la fois partout et nulle part, car ils sont invisibles. De là, j’ai commencé à écrire. J’avais juste la première phrase, et pas de réelle ambition. Il n’y avait pas d’enjeu, pas de fierté ou d’ego attachés à ce projet, contrairement à mes autres romans, qui ont une réelle importance pour moi. C’était donc une sorte d’évasion, et à ma surprise, l’histoire était écrite en six semaines. Et parce que je ne connais rien de la vie qu’a eue mon chien avant que je ne l’adopte, j’ai pensé qu’il fallait que je commence l’histoire au début, lorsqu’il était un chiot.

Hannibal le lecteur : Le plus réussi dans ce roman est probablement l’idée de donner à voir et à ressentir le monde dans lequel nous vivons à travers le regard d’un chien. Est-ce que cette idée vous est venue dès le début ?

Tim Willocks : Oui, l’idée d’écrire du point de vue du chien est venue dès le début. C’était une vision très directe, et stylistiquement aisée, avec des mots simples qui semblaient correspondre au point de vue du chien. Le début est écrit encore plus simplement, car il est encore un chiot. Peu à peu, le vocabulaire s’étoffe.

Hannibal le lecteur : Aviez-vous un objectif précis en écrivant Doglands ? Celui d’écrire spécialement pour les enfants peut-être ? Ou était-ce seulement pour vous-même ?

Tim Willocks : Je suppose que mon but était inconscient. J’ai essayé d’écrire inconsciemment, sans trop y réfléchir. L’objectif n’était pas tant d’écrire pour les enfants, que de correspondre au point de vue du chien, qui est lui-même un enfant au début.

Hannibal le lecteur : L’histoire est pourtant assez dure, et ce dès les premières pages.

Tim Willocks : En effet, c’est une histoire rude, en un sens. Furgul souffre et encaisse beaucoup. Mais le rôle du héros est aussi de souffrir. Et plus j’entrais dans l’histoire, plus je réalisais que nous sommes nous-même plus ou moins traités comme des chiens par le système.

Hannibal le lecteur : Si vous le voulez bien, parlons un peu du personnage de Churchill, qui nous a semblé très intéressant.

Tim Willocks : Avec Churchill, ce que je trouvais intéressant c’est qu’il n’y a pas de déception du point de vue du chien, parce que les chiens ne comprennent pas les mensonges. J’ai l’impression que nous vivons dans un monde de mensonges de bien des façons. Les gens mentent tout le temps. Tous ces petits mensonges qui nous entourent dans la rue comme les publicités pour nous dire que c’est ainsi que nous devrions être. En ville, on voit sans cesse des représentations de la façon dont on devrait être, dont on devrait se voir, de ce qu’est la beauté. Tout cela nous dit que nous ne sommes pas assez bien. Et pour de nombreuses raisons, Furgul n’est pas assez bien. Il est mal fichu dès le début. Il est devenu inadéquat le jour-même de sa naissance parce qu’il n’est pas de race pure. Nous sommes dans un monde où le système de valeurs nous dit sans cesse : « pas assez bon », « inadéquat », « essayez encore », « travaillez plus »,etc. et où la plupart des gens ne font qu’« échouer ». Ce monde est un fantastique terrain pour l’échec. On nous fait croire que si on obéit, comme le fait Churchill, si on est sage, si on étudie beaucoup, si on passe des examens… on sera récompensés par une vie de rêve. Mais tout cela n’est qu’un mensonge, une trahison. Avec ou sans diplôme, il y a un taux de chômage affolant chez les jeunes de moins 25 ans. Et sans travail, on ne peut pas être complètement heureux.

Hannibal le lecteur : Vous nous avez dit avoir écrit Doglands en 6 semaines, durant lesquelles vous n’aviez eu qu’à suivre les personnages et le fil de l’histoire. Vous travaillez différemment d’habitude ?

Tim Willocks : Oui, l’autre livre (Twelve Children of Paris, NDLR) m’a plutôt pris 6 ans (rire). Doglands était très intéressant du point de vue du procédé d’écriture car j’ai vraiment pu prendre des libertés et j’ai apprécié cela. Je laissais les personnages aller où ils le voulaient.
Lorsqu’on écrit un livre, il faut savoir qu’il y a beaucoup de pression (qu’elle soit visible ou non), car on essaie de satisfaire les attentes des lecteurs, les envies des éditeurs. Les éditeurs américains sont capables d’envoyer des dizaines de pages de notes de lecture. Quand Thomas Harris a soumis Le Silence des Agneaux à son éditeur, pour prendre un exemple connu, celui-ci lui a renvoyé 35 pages de notes lui disant de modifier une bonne partie de son manuscrit. Il a répondu qu’il ne changerait pas un seul mot, ce qu’il a fait, et bien entendu, avec le succès que l’on sait. Doglands aussi, mon éditeur a voulu qu’il soit modifié, mais je ne l’ai pas fait. Tout ça pour dire qu’en écrivant, il y a la pression de devoir satisfaire les attentes des uns et des autres. Je crois que c’est pour ça qu’à un moment, j’avais arrêté d’écrire Twelve Children of Paris

Hannibal le lecteur : Étiez-vous un grand lecteur, enfant ?

Tim Willocks : Je l’étais effectivement. À 8-9 ans, j’ai lu beaucoup de livres d’Enid Blyton dont la série du Clan des Sept. Je n’en ai pas relu depuis donc je n’ai aucun jugement à porter sur son style. A cette époque-là il n’y avait pas vraiment de fossé entre les enfants et la littérature. Enfant vous lisiez des livres pour enfants, puis de la fiction populaire, et à l’école des œuvres classiques (Dickens par exemple).
Ça me fait penser qu’il y a eu des études récentes suggérant que tant qu’un enfant ne prend pas de plaisir à lire de la fiction, et ce peu importe la qualité littéraire, il ne prendra pas l’habitude de lire. Et l’imagination d’un enfant se développe par son habitude à lire. Les enfants qui lisent auront plus de facilité, pas seulement concernant la créativité, mais aussi dans les mathématiques ou la physique par exemple. Et pour revenir à votre question, je lisais effectivement beaucoup.

Hannibal le lecteur : Vous étiez un grand lecteur enfant… Vous ne l’êtes plus ?

Tim Willocks : Si, je lis toujours beaucoup. Mais quand je suis dans une phase d’écriture, je ne lis pas de romans, parce que je ne veux pas me dire que j’aime ou non le style de l’auteur, ni que ça puisse interférer d’une manière ou d’une autre dans ma façon d’écrire. Je lis plutôt des textes non romanesques dans ces moments-là, des essais, des livres documentaires…

Hannibal le lecteur : Votre traducteur français, Benjamin Legrand, est également un auteur de polar (Le cul des anges, Un escalier de sable, NDLR). Est-ce lui qui a choisi de vous traduire ?

Tim Willocks : Je dirais qu’on s’est mutuellement choisis. Il a traduit La Religion et Doglands. J’espère qu’il traduira aussi les suivants car il a fait un travail fantastique. Il a son propre style, qu’il ajoute à la traduction. Sérieusement, je crains que mes livres soient meilleurs en français qu’en version originale. Mais je ne le saurai jamais car je ne serai sans doute jamais capable de les lire en français.

Hannibal le lecteur : Vous avez donc fini Twelve Children of Paris. Peut-on savoir quand il sera publié ?

Tim Willocks : Il ne sera pas publié avant le printemps 2013 en Angleterre. Pour la version française, cela dépendra donc du travail de Ben.

A lire aussi : la chronique de Doglands.

Un grand merci à Élodie pour sa précieuse collaboration sur cette interview.

© Polars Pourpres / Hannibal le lecteur – 2012

Interview réalisée le 18 mars 2012 dans le cadre du Salon du livre de Paris, où Sebastian Fitzek dédicaçait son nouveau thriller, Le Briseur d’âmes

 

 

Hannibal le lecteur : Bonjour Sebastian Fitzek. Avant tout, pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez commencé à écrire ce type d’histoire ?

Sebastian Fitzek : Je voulais juste écrire des romans que je voudrais lire moi-même, et je suis passionné par les thrillers. Pas seulement les « psycho-thrillers », mais les thrillers en général.

HLL : Avez-vous un but précis en les écrivant ?

SF : J’ai toujours l’idée d’une fin avant de commencer, parce que je pense qu’écrire un thriller, c’est comme raconter une blague. Il faut connaître la chute avant de commencer à la raconter sinon ça ne sera jamais drôle à la fin. Mais je n’ai que le début et la fin : le reste est à l’initiative des personnages, et ce sont eux qui changent l’histoire comme ils le souhaitent, pas moi.

HLL : Les auteurs de « psycho-thrillers » sont forcément un peu fous pour inventer ces histoires, non ?

SF : C’est une question qui revient souvent. En fait, je pense que les lecteurs sont encore plus fous que moi car ils me paient pour que je leur fasse peur ! Donc, je crois que, soit on est tous fous, soit personne ne l’est. Je préfère me dire qu’on est tous sains d’esprit.

HLL : Vous êtes venu déguisé aujourd’hui pour votre dédicace (avec une camisole de force et un masque d’Hannibal, cf. photo ci-dessus, NDLR). Pour quelle raison ?

SF : Je cherche à divertir les lecteurs avec mes livres. Lors des rencontres et des dédicaces, je trouve très ennuyeux de rester assis à parler et signer des livres, alors j’essaie de divertir le public et de rendre l’histoire plus réaliste. Je trouve ça amusant.

HLL : Comment-vous est venue l’idée principale du Briseur d’âmes ? (Un homme laisse ses victimes physiquement saines mais totalement apathiques, mentalement détruites, NDLR).

SF : J’avais l’impression que c’était plus horrible d’être enfermé dans son propre corps que d’être tué. L’idée du livre m’est venue quand j’ai rendu visite à mon frère dans un hôpital psychiatrique. N’ayez pas peur, c’est un médecin, il va bien (rires). Un jour, alors que je lui rendais visite, il y a eu une urgence… Je pense que toutes les bonnes histoires commencent par un « Et si… ». Je me suis dit : « et si ce n’était pas une urgence, mais un tueur ? Que ferait-il alors dans cette clinique ? » L’histoire s’est construite pas à pas à partir de là.

HLL : Dans Le Briseur d’âmes, on trouve des devinettes. Comment les avez-vous travaillées ? Vous vouliez que le lecteur puisse chercher les réponses lui-même tout en lisant ?

SF : Mes « psycho-thrillers » parlent de problèmes dont on ne peut déterminer s’ils sont réels ou fictifs. Je voulais donc que le lecteur soit davantage impliqué. Habituellement, on ne fait que lire, simplement. Au mieux, ça crée des sensations. Mais là, je voulais que le lecteur se retrouve vraiment dans la même position que le personnage principal. Chaque
lecteur qui lit ce livre participe donc à une expérience psychologique, comme certains personnages dans le roman.
Chaque bonne histoire doit devenir vivante, et je voulais aller un peu plus loin encore cette fois-ci. C’est peut-être la différence principale par rapport à mes autres livres : le fait que le lecteur soit personnellement impliqué dans l’histoire.

HLL : Êtes-vous un lecteur de polar vous aussi ?

SF : Oui, je suis un grand fan de thrillers. J’ai lu tout Harlan Coben. J’ai grandi en lisant Stephen King, je suis un enfant des années 80. Stephen King, Crichton, Grisham : c’était les best-sellers de l’époque. Mais je lis également Grangé parmi les auteurs français, et des écrivains allemands ou scandinaves aussi. Je lis de tout.

HLL : Seulement du thriller ?

SF : Principalement du thriller oui. Mais bien sûr, je lis également des auteurs contemporains comme Philip Roth par exemple. Tom Wolfe m’a inspiré, et Shakespeare aussi, pour certaines situations dramatiques. Des tonnes d’auteurs m’ont influencé, mais pas forcément un en particulier.

HLL : Vous n’êtes pas le premier auteur de polar à mentionner Shakespeare. Cela peut paraître étonnant…

SF : Dans Roméo et Juliette par exemple, il y a une fin dramatique, et un conflit insoluble aussi. On retrouve ce principe d’histoire dans de nombreux thrillers, ou même dans Twilight. Deux personnes veulent se rapprocher, mais quelque chose les en empêche.

HLL : En France, nous connaissons très peu d’auteurs de polar allemand. Lesquels nous conseilleriez-vous ?

SF : Il y a par exemple Frank Schätzing avec Abysses, un grand best-seller en Allemagne, et même dans le monde entier. J’aime aussi beaucoup Andreas Eschbach (un auteur de SF allemand : Jésus Vidéo, Des Milliards de tapis de cheveux, En panne sèche, NDLR), qui écrit des intrigues très intéressantes. Et aussi Patrick Süskind (Le Parfum), il y a plus longtemps. Ou encore Ferdinand von Schirach (dont le recueil de nouvelles Crimes est paru en France, NDLR), très célèbre en Allemagne.

HLL : Trouver les idées de vos livres, c’est difficile ou ça vous vient naturellement, sans effort ?

SF : Ce n’est pas très difficile, mais le plus difficile, c’est de transformer les questions en histoires et de trouver des bonnes fins. J’ai plusieurs questions de type « Et si… », mais je n’ai pas forcément les fins correspondantes, donc je ne peux pas commencer à écrire. La fin surprenante, c’est toujours ça le plus difficile à trouver.

HLL : Après avoir terminé un livre, avez-vous déjà eu peur de ne pas trouver d’idée pour le suivant ?

SF : Non. J’ai plusieurs histoires en réserve, et je ne pense jamais aux lecteurs en écrivant. Les écrivains tombent parfois dans un piège en se disant : « J’ai écrit telle chose, donc mes lecteurs attendent telle autre ». Le lecteurs ont alors l’impression que c’est téléphoné. Disons que j’essaie toujours d’écrire l’histoire que je voudrais lire, et je suis content de ne pas être le seul lecteur au final.

HLL : Lorsque vous écrivez, avez-vous des choses à dire à vos lecteurs ou voulez-vous seulement leur faire passer un bon moment ?

SF : Les divertir, c’est mon objectif principal. Les auteurs de thrillers sont là pour divertir le public. Moi quand je lis des romans, je veux me divertir. Sinon, je lirais des essais. Mais parfois, c’est vrai, il y a des sujets que je choisis, principalement quand je veux me libérer de quelque chose. C’est une sorte de thérapie. C’est le cas par exemple de la pédophilie dans Tu ne te souviendras pas. Il s’agit d’un gros problème en Allemagne, dont personne ne parle vraiment. Je ne me dis pas, dès le départ, que je vais parler de tel ou tel sujet, mais pendant l’écriture, l’histoire me permet parfois d’introduire un sujet qui me tient à cœur.

HLL : Dans Ne les crois pas, la prise d’otage se déroule dans une station de radio berlinoise (Sebastian Fitzek travaille pour la radio à Berlin, NDLR). Quelle part de vous y a-t-il dans les personnages de vos romans ? Vous êtes l’un des personnages ?

SF : Je dirais plutôt que je suis un peu tous les personnages à la fois. J’essaie de ne pas m’inspirer de personnes réelles pour ne pas être attaqué ensuite. Mais à chaque fois que j’écris, des amis me disent avoir reconnu un tel ou un tel. Ça doit être mon subconscient.

HLL : Vous n’êtes donc pas pyromane ? (Rires) (Dans Ne les crois pas, l’un des journalistes de la station est un peu dingo et aime faire du feu dans son bureau.)

SF : (Rires) Non non, mais il y a un peu de moi dans tous les personnages, les bons comme les mauvais. Plus dans les bons, j’espère.

HLL : Beaucoup de gens écoutent de la musique en lisant. Que leur conseilleriez-vous pour accompagner la lecture de vos romans ?

SF : J’ai parlé un jour à un auteur de thrillers allemand qui m’a dit qu’il écoutait toujours des bandes originales de thrillers ou d’autres films en écrivant. J’ai essayé, mais il y avait tellement d’images qui me venaient que je ne pouvais pas écrire une seule phrase. Je ne peux pas écouter de la musique en écrivant. Mais il faudrait peut-être que j’essaie d’écouter des BO en lisant…

HLL : Quel est votre rythme d’écriture ? Vous écrivez à des moments particuliers ? Tel jour ? À telle heure ?

SF : Ça dépend. Il faut être d’une certaine humeur pour écrire. C’est pour ça que je me réserve une période. Quand j’ai seulement 2, 3 ou 4 heures de disponibles dans la journée parce que j’ai d’autres rendez-vous par exemple, je ne mets pas à écrire. J’ai besoin de toute la journée. Je ne sais pas vraiment quand je vais commencer. J’essaie de commencer le plus tôt possible, mais c’est important de trouver l’inspiration, et même plus : la motivation. Quand je lis un bon livre, je me dis que je voudrais écrire quelque chose d’aussi bon : ça me motive, et je commence à écrire. Parfois, ça arrive en lisant un livre, en écoutant de la musique… Ça peut être à 7 heures du matin comme après minuit. Je ne sais jamais quand exactement, donc j’ai besoin de bloquer une journée entière. Quand je dois travailler sur le premier jet, dans les 3 premiers mois, je ne peux rien faire d’autre à côté. 3 mois, ça peut paraître court, mais avant d’écrire la première page, j’y pense pendant des mois et des mois. J’ai la structure dans ma tête, et à ce moment-là, seulement, je commence.

HLL : Si ce n’est pas indiscret, travaillez-vous toujours comme journaliste radio ?

SF : Oui, je travaille toujours pour la radio, ça fait 17 ans maintenant, mais en free-lance désormais. J’interviens comme consultant. J’y vais surtout pour continuer à entretenir des relations de travail avec mes collègues.
Mon conseil pour tous les auteurs, ce serait de garder un pied dans la réalité. Même si on a beaucoup de succès, les histoires, les personnages, les situations crédibles, on ne les rencontre pas chez soi à son bureau, mais dans la vraie vie. Pour de nombreux auteurs, on peut sentir qu’ils avaient beaucoup d’histoires à raconter à l’époque où ils travaillaient et n’étaient pas heureux avec leur boulot. Une fois qu’ils ont arrêté, ils ont commencé à se répéter, à recycler les histoires qu’ils avaient vécues avant de devenir auteur à plein temps. Ce n’est pas une bonne idée d’arrêter complètement de travailler : il faut continuer, pour rester en contact avec le réel.
Bien sûr, de nombreuses personnes sont heureuses d’arrêter le boulot qu’ils n’aimaient pas. Prenez Grisham, par exemple : on ressent vraiment dès les premières pages qu’il n’aime pas son boulot d’avocat. Et Stephen King, on ressent de suite qu’il a vécu dans la pauvreté, qu’il en a bavé. Et d’ailleurs, pas mal de ses histoires mettent en scène des personnages qui se battent pour s’en sortir.
Il n’y a pas longtemps encore, j’ai été amené dans le cadre de mon job pour la radio à me pencher sur un sujet qui ne m’intéressait pas du tout de prime abord. Et bien ça m’a permis de me poser des questions et de trouver une idée pour une nouvelle que je n’aurais jamais eue sinon. Pour moi, toutes les histoires commencent par un « Et si…».


© Polars Pourpres / Hannibal le lecteur – 2012

Une interview ! Non, vous ne rêvez pas ! C’est une première pour ce blog (après bientôt quatre ans d’existence) et ce ne sera sans doute pas la dernière, même si je n’en proposerai pas forcément très souvent (c’est beaucoup de travail).

Pour commencer, je dois dire que je suis vraiment content qu’il s’agisse de quelqu’un dont j’admire le travail, en la personne d’Éric Boury.
C’est grâce à ce dernier, inconnu du grand public et même de la plupart des lecteurs de polars, que l’on peut lire en France les romans d’Arnaldur Indriðason, d’Arni Thorarinsson, et d’autres… (il a traduit une bonne vingtaine de romans de l’islandais).

Éric Boury a eu la gentillesse de m’accorder une longue interview téléphonique fin février, que nous avons ensuite retravaillé pour qu’elle soit la plus lisible possible. Un très grand merci à lui.

J’espère que tout ça vous intéressera.

 

© Éric BouryTraducteur d’islandais. Voilà un métier qui ne court pas les rues. Comment en vient-on à apprendre cette langue et à devenir traducteur ? Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

 

Comment en vient-on à apprendre l’islandais ? Par intérêt pour quelque chose d’original, une chose qui vous fascine, et aussi par entêtement, sans doute. J’ai toujours été passionné par les langues. Les langues nordiques en particulier, mais pas seulement. J’ai étudié l’allemand, l’italien, l’espagnol et l’anglais au lycée. J’aurais bien aimé apprendre aussi des langues non-européennes, mais l’université que je fréquentais ne proposait pas grand-chose de cet ordre-là et surtout, on ne peut pas tout faire, même si c’est regrettable. J’ai décidé assez rapidement de me concentrer sur l’anglais et les langues nordiques : norvégien, suédois et islandais. Finalement, c’est l’islandais qui a pris le pas.

Ceci dit, dès l’âge de quinze ans, j’avais vu des photos de l’Islande. Comme pas mal de gens (peu nombreux à l’époque, mais maintenant oui), j’avais été totalement subjugué par les paysages et par le fait que la langue parlée là-bas n’avait que très peu évolué depuis les origines. J’avais vraiment envie d’y aller et d’y vivre. D’ailleurs, j’y ai vécu un certain temps.

 

Polyglotte, je crois savoir que vous maîtrisez aussi l’anglais, l’allemand et le suédois. Traduire une autre langue que l’islandais, vous l’avez déjà fait ?

 

Dans l’ordre, c’est vraiment anglais et islandais, à égalité, ensuite je dirais les langues nordiques : suédois et norvégien. Mon allemand est aussi approximatif qu’incertain. Les langues nordiques sont très proches les unes des autres. Les Islandais apprennent le danois à l’école et, quand on connaît le suédois ou le norvégien, il est un peu moins difficile d’affronter l’islandais.

J’ai traduit de l’anglais, du norvégien et du suédois en tant qu’étudiant à la fac bien sûr, mais jamais de romans. D’ailleurs, je n’ai pas spécialement envie de traduire depuis d’autres langues. J’ai déjà tellement de travail avec l’islandais. Si on manquait de traducteurs en suédois, en norvégien ou en danois, pourquoi pas ? Mais il existe de bons traducteurs pour ces langues donc il n’y a vraiment pas de nécessité. En revanche, pour l’islandais, nous ne sommes pas nombreux.

 

Ultimes-rituels.jpgLes éditions Anne Carrière vont publier à la fin du mois (rappelons que l’interview date de février, le roman est paru depuis) Ultimes rituels (Þriðja táknið) de l’Islandaise Yrsa Sigurdardóttir. Il est traduit d’une version anglaise elle-même traduite de l’islandais. En tant que traducteur, que cela vous inspire-t-il ? Comment expliquez-vous cette décision de l’éditeur français ?

 

La double traduction pose quand même des problèmes. Disons que c’était une pratique courante dans les années 1960-70, par manque de traducteurs, justement. On prenait des œuvres scandinaves, qui avaient été traduites en allemand ou en anglais le plus souvent, puis on retraduisait. La méthode n’est pas franchement recommandée par l’association des traducteurs… Je ne la préconise pas non plus parce qu’on sait bien quand on est traducteur qu’il y a forcément des déperditions, des ajouts, des approximations… C’est complètement le même texte et à la fois pas du tout le même, parce que ce ne sont pas les mêmes sonorités, la même langue, le même rythme. On touche là au paradoxe de la traduction. Certains éléments typiques de l’islandais ou de la culture islandaise vont être traduits en anglais avec des explications. S’il faut traduire ensuite en français, cela risque de faire beaucoup d’explications et de déperdition…
Je ne suis pas du tout pour ces traductions, sauf quand on n’a pas le choix.

 

Comme vous le disiez, vous êtes très peu nombreux à traduire de l’islandais au français (vous, Régis Boyer, Catherine Eyjólfsson, et quelques autres sans doute…). Peut-être cette décision d’aller vers une double traduction est-elle due à une pénurie de traducteurs ?

 

Peut-être, oui. Ou peut-être n’ont-ils pas assez cherché, là, je ne saurais dire. Les quelques traducteurs d’islandais, je les connais. Régis Boyer est très occupé. Catherine Eyjólfsson aussi. En totalité, nous sommes malgré tout une bonne dizaine. Le problème est que nous ne sommes pas tous très actifs. Il y a Henrý Kiljian Albansson, qui traduit depuis peu (il a traduit récemment Installation, dans la collection Noire de Métailié, note de l’intervieweur), il y a également Robert Guillemette, Gérard Lemarquis, Jean Renaud, et quelques autres personnes qui traduisent de l’islandais, mais qui sont souvent spécialisées dans les textes du Moyen Âge. La langue est pratiquement la même. Elle n’a pour ainsi dire pas évolué depuis cette époque, en conséquence de quoi, quand on connaît l’islandais moderne, on peut lire les sagas du XIIIe siècle dans le texte, directement, sans commettre de trop lourds contresens. Certains traducteurs se sont spécialisés dans les sagas, ces grands textes islandais du Moyen Âge, certains ont même appris l’islandais car ils sont historiens et médiévistes avant toute chose.

 

On affirme que les Italiens disent Traduttore, tradittore, que l’on pourrait traduire (enIt's raining cats and dogs trahissant un peu donc !) par traduire, c’est trahir. Qu’en pensez-vous ?

 

Quand on traduit, je dirais qu’on a le choix entre se marier en sachant que ce sera difficile, que ce ne sera pas parfait, ou bien rester tout seul comme un crétin (ou pas comme un crétin d’ailleurs). Je prends l’exemple du couple, car quand on décide de fonder un couple, on sait bien que cela ne sera jamais parfait, et que nécessairement, on va trahir certaines choses, certains idéaux, perdre certaines de ses illusions : celui qui n’est pas capable de l’accepter n’est pas capable d’être en couple et se condamne lui-même à rester seul… Dans le domaine textuel, qu’il s’agisse d’écriture ou de traduction, il me semble qu’il en va de même : nécessairement, on sera amené à trahir certaines formules, à consentir à un certain nombre de concessions, on devra négocier avec sa langue et celle de l’auteur, la sienne surtout. C’est même une obligation parce que, tout simplement, les langues ne fonctionnent pas de la même façon. Si on dit à un Français « Il pleut des chiens et des chats », il rigole. Alors que pour un Anglais, il n’y a rien qui prête à rire dans la phrase : « It’s raining cats and dogs ». De même, « J’ai attrapé le bus par la peau des dents », « I cought the bus by the skin of the teeth », ne pose en anglais aucun problème. Alors qu’en français on se dit : c’est n’importe quoi, les dents n’ont pas de peau… Or, cela ne choque pas du tout un Anglais. Donc, si le traducteur français dit qu’il a attrapé le bus par la peau des dents ou qu’il pleut des chiens et des chats… le francophone comprendra peut-être, mais la formulation lui semblera extrêmement bizarre… En même temps, quand un Anglais dit qu’il pleut des chats et des chiens, il voit évidemment des chiens et des chats en termes d’images mentales. Il les voit, et quand le traducteur est forcé par sa langue de recourir à une autre formulation et de dire qu’il pleut des cordes, effectivement, il trahit. Mais c’est la seule façon, il n’a pas d’autre solution. Ou simplement, il faudrait dire : « il pleut », mais ce n’est pas la même chose qu’« il pleut des cordes ». « Il pleut des chats et des chiens », c’est « il pleut des cordes ». Et ce n’est pas du tout « il pleut des cordes » mais ce n’est que ça, en français, on n’a pas mieux. Si on veut, on peut opter pour « il pleut comme vache qui pisse », ou « il pleut à seaux », mais pas « des chats et des chiens ». Alors ceux qui disent que traduire c’est trahir ont évidemment raison, traduction égale trahison, c’est ainsi, mais ne pas traduire serait pire puisque les textes étrangers demeureraient inaccessibles aux locuteurs francophones.

 

brennivin.jpgDans votre intervention sur la traduction (voir par ici), vous parliez des spécialités culinaires, et notamment du cognac (Éric Boury y expliquait que pour traduire brennivín – une eau de vie islandaise – en français, on ne pouvait pas remplacer par cognac). C’est dans le même ordre d’idée. Jusqu’où faut-il traduire, ou pas…

 

Voilà, exactement ! Là, je viens d’avoir un problème de traduction avec un dessert de Noël typiquement islandais qui s’appelle le laufabrauð. Le laufabrauð, c’est quelque chose de très précis, une sorte de gros beignet, disons que cela ressemble plus ou moins à un beignet, vraiment plus ou moins. Un beignet plutôt sec, mis à frire dans une poêle, et dont la fonction principale… n’est pas d’avoir bon goût, mais d’être surtout décoratif. Ce gâteau-là est consommé à Noël, alors on pourrait traduire par « bûche de Noël ». Mais une bûche de Noël en Islande, cela semble tellement ridicule, tout à fait incongru, cela n’existe pas. Soit on garde le mot « laufabrauð  » mais c’est toujours compliqué de conserver des termes islandais dans une traduction, même s’il m’arrive de le faire. Là, je n’ai pas gardé « laufabrauð », mais opté pour « le beignet de Noël », cela permet au lecteur de comprendre qu’il s’agit d’un gâteau de Noël.

 

Oui, un traducteur est aussi un peu un équilibriste…

 

En effet, il n’est même que cela.Le laufabrauð

Donc ce qui se rapproche le plus du laufabrauð, c’est un beignet, mais ce n’est pas vraiment satisfaisant non plus… C’est satisfaisant à la lecture, mais pour le traducteur lui-même, non. Certes, ce n’est pas très gênant, parce qu’il n’y a que lui qui le sache. Et si cela pose problème, c’est parce que le gâteau en question n’existe pas en France. On peut également recourir aux notes de bas de page, mais on se heurte vite au pragmatisme de l’éditeur qui nous dirait : « Ohé, je ne t’ai pas demandé une traduction universitaire, mais un texte qui se lit sans buter à chaque page ! Ce sont les gens qui vont lire ça, ce ne sont pas cinq cents personnes dans les universités françaises ». Le public visé par l’éditeur est en général le « grand public ».

 

Neige sur le mont HeklaPour rebondir sur l’idée de satisfaction… À vous entendre, j’ai l’impression que vous êtes rarement satisfait de ce que vous traduisez…

 

Mais si, mais si ! Je me sens satisfait parce que je me dis que j’ai fait de mon mieux. Le livre tient « debout » en français. J’ai réussi à faire tenir en français un livre qui tient en islandais, à transmettre à peu près tout ce qu’il y avait dedans, peut-être pas tout à fait tout, peut-être en étant parfois forcé de rajouter des choses qui n’y étaient pas dites de façon aussi implicite, mais qui étaient en germe, entre les lignes. De toute façon, si je ne suis pas satisfait d’une traduction, je ne l’envoie pas, j’attends. Je n’attends pas qu’elle se corrige toute seule, mais je la relis, et je l’améliore, jusqu’à en être content. Il y a des choses, on le sait très bien, qui ne seront pas parfaitement retransmises. Par exemple, il existe en islandais une vingtaine de termes pour décrire la neige, des mots qui renvoient à des types de neige précis : est-ce que c’est la neige poétique, la neige qui tombe du ciel… Et comment tombe-t-elle, cette neige ? A moitié en grésil ou bien en rafales ? Tranquillement, avec des gros flocons ? En bourrasques ? Permet-elle de voir le paysage, ou bouche-t-elle tout horizon ? Empêche-t-elle d’avancer ? Est-ce qu’elle a gelé la nuit précédente, en est-il tombé de la fraiche par-dessus ? Ce ne sont que quelques exemples.

Dans ce cas, on n’a d’autre choix que de procéder par des périphrases. On ne peut pas recourir au mot neige à chaque fois, il y aurait des répétitions à qui mieux-mieux et le texte deviendrait une horreur. La langue française accepte difficilement les répétitions, sauf lorsqu’elles sont poétiques, anaphoriques. Le traducteur est obligé de passer par des périphrases explicatives. Pour la neige qui tombe en tourbillonnant, il peut utiliser le terme blizzard, mais sans en abuser.

 

Depuis 2002, vous avez traduit 21 romans si mes comptes sont bons. C’est un travail assez éprouvant. Vous n’en avez jamais marre ?

 

Si, bien sûr. On en a marre à chaque fois qu’on commence un bouquin qui fait 400 pages ou plus et qu’on se demande si on va y arriver. Il fait beau, on a autre chose à faire, des enfants, une femme, un mari, des amis… Mais après… c’est un choix. Je conçois que des personnes extérieures puissent imaginer qu’un traducteur en ait parfois assez, mais ce que je fais me passionne, c’est une sacrée chance ! Il m’est difficile d’envisager ma vie sans la littérature et sans la traduction. Qu’est-ce que je ferais ? Je suis également enseignant et j’aime beaucoup transmettre, mais je ne me vois pas n’être que prof après avoir vécu l’expérience de la traduction littéraire. Peut-être que dans quelques années j’aurai l’impression d’avoir fait le tour de la traduction et j’aurai un ras-le-bol, mais pour l’instant, non, ça ne se dessine pas ainsi. Quand je termine un livre, comme celui que je traduis actuellement (la suite d’Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson, voir plus bas, note de l’intervieweur), je n’ai pas envie de le quitter. Parce que c’est un texte magnifique, un auteur immense, parce que quand on traduit, on est aussi écrivain. On crée quelque chose : certes, on se contente de recréer quelque chose qui a déjà été créé, mais c’est tout de même un processus de création. En fait, je ne me lasse pas de traduire, j’en ai simplement quelque fois assez d’être assis plus de deux cent heures par mois sur ma chaise alors que j’aurais envie de faire du vélo, d’aller nager, ceci-cela… et que je n’ai pas le temps. Mais bon, c’est le lot de nombreuses personnes qui restent rivées toute la journée les fesses sur une chaise et qui ont parfois, il me semble, une vie nettement moins intéressante, moins gratifiante.

 

Puisque vous parliez de votre activité d’enseignant, est-ce un choix ou une nécessité financière ? J’entends : peut-on vivre décemment du métier de traducteur ?

 

J’enseigne maintenant à un peu plus d’un mi-temps, ceci dit, compter exclusivement sur les revenus générés par le métier de traducteur est sacrément risqué. On est entièrement tributaire du sacro-saint marché, en d’autres termes, soit on a des traductions en cours ou en prévision, et suffisamment d’argent pour réussir à faire « bouillir la marmite », soit on n’en a pas et là, on n’a aucune sécurité. Le métier d’enseignant représente aussi la sécurité et c’est une véritable ouverture sur le monde, un pied nécessaire dans le réel. Pour pouvoir être vraiment traducteur, et uniquement cela, il faut avoir un conjoint qui travaille aussi et qui gagne suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins de la famille au cas où. Et puis de toute façon, je ne me vois pas renoncer maintenant au métier d’enseignant. En ce moment, il est vrai, je pourrai ne vivre que de mes traductions, mais cela demande une sacrée gestion car ce sont des revenus très irréguliers. Un mois, on peut recevoir 5000 € d’un seul coup, et le suivant ou les suivants, rien du tout. L’enseignement m’assure un revenu fixe. Ensuite, il s’agit simplement de gestion comptable, mais quand on a deux enfants, il faut être réaliste, on ne peut pas vivre avec 1000 € non plus.

 

J’ai lu sur votre blog (voir par ici), je vous cite « avec les éditions Gaïa nous envisageons testament-des-gouttes-de-pluie.jpgde publier d’autres romans d’Einar Már Guðmundsson ». Les éditeurs vous demandent-ils de traduire des romans ou bien est-ce vous qui les démarchez, leur proposant de publier les romans que vous souhaitez traduire ?

 

Des éditeurs que je connais bien, avec qui j’ai une relation de confiance – vous l’avez remarqué, je travaille beaucoup avec Gallimard, Métailié, Gaïa, et un peu avec Rivages aussi – m’envoient des textes. Si par exemple Anne-Marie Métailié m’envoie un livre qui me plaît bien, je le lui conseille et souvent, je le lui traduis, si elle veut, si je peux !

Parfois, j’ai proposé un roman à un éditeur, mais ce n’est vraiment pas le cas le plus courant. Einar Már Guðmundson par exemple, c’est moi qui l’ai proposé à Gaïa. Quand j’ai le temps, j’essaie de lire des romans islandais qui ont éveillé mon intérêt par le biais d’un résumé ou d’une critique, pour éventuellement les suggérer à des éditeurs. Mais c’est impossible en ce moment. J’ai une année de travail très chargée devant moi. Si on me proposait quelque chose maintenant, même un texte sublime, je serais forcé de négocier une remise de manuscrit vers la fin 2012.

 

cite-des-jarres.jpgL’histoire qui vous unit à Arnaldur (Indriðason) et à l’inspecteur Erlendur (aux éditions Métailié) dure depuis 2005. Comment a-t-elle commencé ?

 

Et bien, tout simplement, Anne-Marie Métailié m’a appelé un jour. J’avais déjà traduit 101 Reykjavik et T’es pas la seule à être morte, (je commençais à l’époque), et elle m’a demandé si ça m’intéresserait de traduire un roman policier d’Arnaldur. J’ai immédiatement dit : « Ah oui, probablement, car j’en ai déjà lu un de lui et c’était vraiment bien ». Ce n’était pas celui-là qu’elle m’avait envoyé mais La cité des jarres (Mýrin en islandais) et j’ai à peine commencé à le lire que j’ai été captivé. J’ai rappelé Anne-Marie en lui disant : « Si vous m’assurez que la fin est aussi bien, je suis preneur. » Voilà, c’est ainsi que cette aventure a commencé. J’étais très agréablement surpris par l’histoire écrite par Arnaldur. Il réussit vraiment à saisir les travers de la société islandaise, mais également l’atmosphère si particulière de l’Islande. Pour moi, il brosse au fil de ses textes une manière de comédie humaine.

 

Aujourd’hui vous connaissez Arnaldur. Cela joue-t-il un rôle sur votre travail ?entre-ciel-et-terre.jpg

 

Je connais Arnaldur, mais on n’est pas constamment pendus au téléphone tous les deux. Nous entretenons à la fois une certaine intimité et une forme de distance. Évidemment, on est toujours intime, du moins, d’un point de vue littéraire, avec un homme dont on a traduit sept livres. Nous nous connaissons, nous nous entendons bien et nous passons de bons moments ensemble, quand l’occasion se présente, mais c’est tout.
Cette relation-là ne joue aucun rôle sur mon travail, si ce n’est que je le fais avec encore plus d’amour, peut-être, parce que je me dis que je sers une personne que j’estime et qui est devenue un ami. Je ne le traduis ni mieux ni plus mal qu’avant. Il m’est arrivé de traduire des auteurs que je ne connaissais pas, comme Jón Kalman Stefánson. Je ne l’avais jamais rencontré avant de lire puis de traduire ce qui est devenu son premier livre en français, Entre ciel et terre. Et cela n’a rien changé puisque c’est l’œuvre qui m’a apporté le plus de satisfaction et de plaisir à la traduction. C’est vraiment LE livre que je préfère parmi tous ceux que j’ai traduits. Depuis, j’ai rencontré cet auteur et il se trouve que nous nous entendons très bien mais pour moi, cela n’influe pas non plus sur la qualité de la traduction. Quand je le traduis, ce n’est pas lui que je traduis, c’est son texte. Et inversement, quand je parle avec lui, ou avec Arnaldur, ou avec d’autres écrivains, j’oublie qu’ils sont de grands écrivains, je converse avec des hommes.

 

tempsdelasorciere.jpgVous avez des contrats pour chaque roman ou parfois pour une série ?

 

Je signe un contrat à chaque roman, en effet. Pour Arni Thorarinsson, par exemple, Anne-Marie Métailié m’a envoyé le premier, Le temps de la sorcière. J’ai lu le livre et je lui ai dit « C’est génial, l’histoire est bien construite, les personnages bien campés, le style original ». Puis je lui ai raconté l’histoire et elle m’a répondu : « Parfait, j’achète les droits ». « Comment ça ? », lui ai-je demandé. « Eh bien, si tu me dis que c’est génial, c’est que ça l’est probablement ». Je me suis senti un peu pris à mon propre piège mais au final, ce texte lui a beaucoup plu et nous avons continué la série. Cela dit, je n’ai aucun monopole sur les livres d’Arnaldur ou de qui que ce soit. Par exemple, un roman d’Arnaldur, qui ne met pas en scène Erlendur, vient d’être traduit par Patrick Guelpa (avec mon accord et celui d’Arnaldur) et sera publié à la fin de cette année chez Anne-Marie Métailié. Si je n’ai pas traduit ce texte, c’est que je n’avais pas le temps. Je suis très heureux que Patrick Guelpa se soit passionné pour ce livre et que les éditions Métailié le publient. J’imagine d’ailleurs que Patrick et Anne-Marie continueront de collaborer, ce qui me réjouit.

 

Combien de temps vous prend une traduction généralement ? Quel est votre rythme de travail ?

 

Cela varie beaucoup d’un auteur à l’autre. Cela dépend de la manière dont je m’y mets, de la facilité avec laquelle j’entre dans le livre. Avec les romans d’Arnaldur en général, il me faut un bon mois, l’été. Mais je m’isole vraiment. Je ne me contente pas de travailler quatre heures par jour – disons qu’il faut plutôt tabler sur dix voire douze. Pour le livre que je traduis en ce moment, je pense que je vais y passer plus de quatre cent heures en tout. Disons que je compte à peu près une heure par page, sans parler des relectures. Pour Arnaldur, il m’est arrivé de traduire jusqu’à quinze pages dans la journée, parce que je suis devenu très familier du style. On voit exactement comment faire, on comprend où il veut en venir, le style est dépouillé, classique et simple. Le texte contre lequel, ou avec lequel, je lutte en ce moment est extrêmement dense : il y a énormément de vocabulaire, de descriptions, de précisions… Et là, quelquefois je commence une page puis je me dis : « Merde, je l’ai commencée à deux heures et il est déjà trois heures ! ». Par moments, on peine. Mais, on est heureux quand on écoute le résultat en français : je me relis toujours à haute voix avec ma femme, on se dit que c’est fluide et qu’on ne peut pas faire mieux. Ensuite, c’est aux relecteurs et aux éditeurs d’accomplir leur travail de relecture.

 

J’ai l’impression que les traducteurs sont un peu les parents pauvres du monde de l’édition. Que pensez-vous de la place qui leur est accordée.

 

C’est un sujet assez souvent abordé. Les choses s’améliorent quand même peu à peu. En termes de ventes, il faut vraiment que le livre soit un succès pour que le traducteur perçoive plus que le prix de la traduction. C’est-à-dire que si on traduit un livre qui se vend, même à 30 000 exemplaires, on n’est pas sûr de recevoir de droits supplémentaires, cela dépend évidemment de l’à-valoir qu’on a perçu initialement, lui-même lié au volume de la traduction, à la longueur du texte. Cela peut sembler injuste. Et il n’y a pas de sécurité, nous sommes presque comme les intermittents du spectacle. Ce qui explique que la plupart des traducteurs ont un deuxième métier. N’être que traducteur, c’est vraiment compliqué. Il faut assurer sa sécurité sociale, sa retraite… Pour avoir le statut d’auteur, il faut pouvoir justifier d’un certain nombre d’heures ou d’un revenu minimum annuel. Mais cela ne donne que le statut. On ne reçoit pas d’argent tant qu’on n’a pas de contrat signé.
Cela dit, les traducteurs ne sont pas les seuls parents pauvres, il me semble. Les correcteurs, doivent eux aussi être assez mal lotis et ils travaillent vraiment dans l’ombre. Le traducteur est tout de même reconnu comme tel, ou comme co-auteur, son nom est clairement mentionné dans le livre. C’est peut-être aller un peu loin de dire qu’un traducteur est un auteur, mais il est évidemment co-auteur, il réécrit le bouquin dans une autre langue, la sienne. Une bonne traduction pour moi, c’est un travail de recréation. Le traducteur est auteur dans sa propre langue.

 

Puisque vous parlez du fait que vous êtes en quelque sorte auteur aussi… Je crois savoir que vous écrivez un peu de poésie à vos heures perdues. Écrire un roman, vous y avez déjà pensé ?

 

Oui, j’ai écrit un peu de poésie, surtout en islandais, mais cette manie m’a passé. De toute façon, j’ai toujours écrit (des poèmes, des nouvelles, des écrits personnels depuis l’âge de 15 ans…). Je n’ai jamais rien publié parce que je n’en ai pas envie ou parce que ce sont des choses qui, à mon avis, ne se prêtent pas à la publication. Pour l’instant, cela ne fait pas du tout partie de mes préoccupations. Certains de mes amis me poussent à écrire, mais il faut avoir quelque chose à dire et il faut du temps ou alors, une urgence absolue… Je traduis, c’est déjà pas mal, et de bons textes. Voilà qui suffit amplement à combler mon désir d’écriture.

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Comment expliquez-vous le succès des romans d’Arnaldur (Indriðason), et plus  largement celui de la littérature scandinave, notamment policière ?

 

Un certain nombre de polars nordiques sont de bonne, voire de très bonne qualité. Il y a une part d’exotisme, c’est évident, mais en même temps, les lecteurs se reconnaissent sans doute dans les sociétés décrites (parce que tous ces livres sont plus ou moins dans la veine du réalisme social : Mankell, Indridason, Thorarinsson…). Finalement, on se reconnaît dans les travers des sociétés nordiques. Même si l’univers et le décor nous paraissent un peu lointains, bien des choses résonnent. Je crois que le succès est dû à cet exotisme autant qu’à cette part de ressemblance.

 

Vous avez vécu un moment en Islande. Que pensez-vous des changements, notamment politiques qui se passent là-bas actuellement ?

 

Oui, j’ai vécu trois ans là-bas.

Joker. Parce que je suis en France depuis cinq ans et que j’aime bien être là où je suis. C’est-à-dire que je ne passe pas mon temps à écouter la télé ou la radio islandaise. Je suis en France et je ne me sens pas suffisamment armé pour comprendre tout ce qui se passe là-bas… Je connais trop peu la situation pour pouvoir vraiment en parler. Et surtout, ce n’est pas mon boulot.

 

Eyjafjallajökull en éruptionL’année dernière, à l’occasion de l’éruption du fameux volcan (je me suis risqué à le prononcer : Eyjafjallajökull, prononcé presque sans faute, note de l’intervieweur), on aurait dit que tous les journalistes de France s’étaient passés le mot pour décréter que son nom était imprononçable. Si un mot existe, c’est une lapalissade de dire qu’il est forcément prononçable. L’islandais est-il une langue vraiment difficile à maîtriser pour un Français, et notamment à l’oral (outre le fait que les Français sont assez mauvais pour les langues en général, paraît-il).

 

En ce qui concerne les Français et leurs piètres capacités pour apprendre les langues, je pense que c’est parce qu’on ne les a pas habitués à entendre des langues étrangères au quotidien à la télé ou à la radio. On a décrété au niveau national que de toute façon on n’était pas bons pour ça, ce qui nous arrange bien. Cela dit, le « r » roulé n’a jamais posé de problème au Berrichon que je suis et je connais un certain nombre de Français qui maîtrisent plusieurs langues étrangères, et plutôt bien. Quant à l’islandais, effectivement, on ne peut vraiment pas dire que ce soit une langue simple. L’acquisition de la prononciation n’est que le début des difficultés. Après cela, il y a toute la grammaire, des déclinaisons complexes, des verbes avec préposition, qui peuvent changer complètement le sens d’une phrase selon qu’ils régissent l’accusatif, le datif ou le génitif, il y a toutes ces exceptions… Non, ce n’est vraiment pas une langue simple à apprendre. C’est possible bien sûr, mais c’est compliqué. Et puis c’est une langue « fossile », c’est une autre conception du monde : on ne dit pas les mêmes choses, on ne voit pas le monde de la même manière.

 

Une langue fossile, c’est-à-dire ? Elle n’évolue plus ?

 

Bon, c’est peut-être un peu méchant pour les Islandais, mais disons qu’elle a très peu changé depuis le 13e siècle. Elle a évolué pour ce qui est du vocabulaire (bien sûr, on a inventé des néologismes pour dire télévision, téléphone… pour dire les choses du modernisme) mais en ce qui concerne la syntaxe, elle est demeurée à peu près intacte. On utilise donc une langue du 13e siècle pour décrire la réalité du 21e.

 

Cette langue, elle est d’ailleurs apparemment en danger. C’est très perceptible à travers les romans d’Arnaldur. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

 

Oui, elle l’est. D’abord parce qu’elle n’est parlée qu’en Islande. Et parce qu’elle subit une influence assez forte de l’anglais, peu à l’écrit mais beaucoup à l’oral. Une partie de la population, je ne dis pas tout le monde, mais une bonne partie quand même, les jeunes principalement, sont très influencés par l’anglais. Ils se gargarisent de séries américaines, de talk-shows, d’émissions (ineptes en général) et reprennent des expressions, des façons de dire voire des structures grammaticales… directement importées de l’anglais, lequel n’a que très peu à voir avec l’islandais. Si les gens commencent à mélanger leur langue avec des mots d’anglais et à lui imprimer des structures grammaticales anglophones, cela peut aller très loin. C’est une petite langue par le nombre de ses locuteurs. Elle est grande, immense par son histoire et sa littérature, mais elle n’est parlée que sur cette île, le risque de sa disparition est réel (l’Islande compte un peu plus de 300 000 habitants seulement, note de l’intervieweur). C’est une préoccupation des Islandais et je crois que c’est un vrai danger. Cela me préoccupe aussi… et je suis content qu’Arnaldur en parle dans ses romans… Il faut tout de même dire que la littérature, par sa vitalité, défend et illustre constamment l’islandais et qu’elle contribue à le sauvegarder.

 

Êtes vous aussi un grand lecteur ? Qu’aimez-vous lire ? Pas seulement des auteurs Mondo-et-autres-histoires.jpgislandais, j’imagine.

 

Là, je suis un peu frustré. Je n’ai plus trop le temps et je ne lis quasiment plus que des auteurs islandais, pour les maisons d’édition. Sinon, j’ai toujours beaucoup aimé la poésie. C’est pratique à lire, il ne faut pas énormément de temps. Dernièrement, j’ai lu pas mal de René Char, de Jules Supervielle, de Michaux. J’ai également acheté L’horizon de Patrick Modiano, mais je n’ai pas eu le temps de le lire. J’ai aussi acheté La vie est brève et le désir sans fin (de Patrick Lapeyre, Prix Fémina 2010, note de l’intervieweur). Je l’ai commencé et j’ai du l’interrompre. Pfff (soupir), je ne trouve pas le temps.

 

Et quels sont vos auteurs favoris, ceux qui vous ont marqués ?

 

Le Clézio. Que j’ai lu quand j’avais seize ans, Mondo et autres histoires, un très beau livre. Baudelaire, mais qui n’a pas été marqué par Baudelaire ? Rimbaud, Dostoïevski. Énormément Dostoïevski. Knut Hamsun aussi.

 

Et ces auteurs étrangers, vous les lisez dans le texte, quand vous pouvez ?

 

Ah oui ! Knut Hamsun, je le lis en norvégien, bien sûr. Il y a aussi Virginia Woolf, que je lis en anglais. Je pourrais en citer encore bien d’autres …

 

Peut-on savoir sur quelle traduction vous planchez actuellement ?

 

En ce moment, je travaille sur Jón Kalman Stefánsson, la suite d’Entre ciel et terre. Entre ciel et terre est un texte magnifique. Lorsque je traduis Stefánsson, il arrive que je peine, mais c’est vraiment magique, il y a quelque chose qui tient de la fusion, de l’oubli absolu de soi dans le texte, ce sont des moments très précieux où l’on a l’impression de n’être plus rien que des mots. Pour moi cet auteur là mérite un Prix Nobel, et j’espère qu’il finira par l’avoir car tout ce qu’il a écrit est beau.

 

J’ai l’impression que vous ne traduisez pas un auteur que vous n’aimez pas lire, si ?

 

On signe un contrat avant de commencer toute traduction. Du coup, il est préférable de lire l’ensemble du livre avant de signer. Je me fiche qu’une traduction soit très difficile, ce n’est pas grave. Cela représente du travail mais c’est intéressant, même si on peine. En revanche, traduire un texte indigent, ça non ! Je tiens à traduire des textes que j’aime. Je traduis Arnaldur parce que j’adore ses bouquins, je traduis Arni parce que j’adore ses bouquins, je traduis Jon Kalman parce que j’adore ses bouquins… Et c’est la même chose pour Einar Mar Gudmundson. Oui, je ne traduis que des gens dont j’aime les écrits.

 

 

Encore un grand merci à Éric Boury pour cette interview !