Archives de la catégorie ‘Polar britannique’

Jacqui (1984) est un roman de Peter Loughran paru chez Tusitala dans une traduction de Jean-Paul Gratias en 2018.

pol_cover_32138Résumé

Dès les premières pages, le narrateur nous explique qu’il doit se débarrasser d’un cadavre. On apprend rapidement qu’il s’agit de celui de Jacqui, une femme qu’il a rencontré et qui lui a causé bien des soucis. Petit à petit, on vient à en savoir plus sur les raisons qui l’ont poussé à commettre ce crime et les circonstances du décès puis de la dissimulation du corps.

Mon avis

On ne sait presque rien de l’Anglais Peter Loughran, auteur de trois romans entre 1966 et 1990. Pour dire le mystère, on ne sait même pas s’il vit encore, ce qui nous vaut ce rare avertissement en début d’ouvrage : « Malgré les recherches de l’éditeur, ni l’auteur ni ses ayants droits n’ont pu être retrouvés. » Son premier roman, The Train Ride (1966) est devenu un Série Noire fameux traduit par Marcel Duhamel en personne : Londres Express. Il est cité en ces termes par Jean-Bernard Pouy dans Une brève histoire du roman noir : « Dans le genre de lecture dont on se souvient à jamais, il y a obligatoirement Londres Express. » Pas étonnant que Tusitala, éditeur de romans atypiques, fort joliment habillés qui plus est, se soit intéressé à ce Jacqui, traduit par Jean-Paul Gratias.

« Vous avez déjà tué quelqu’un ? Et puis tenté de vous débarrasser du cadavre ? Le corps humain, c’est un truc incroyablement difficile à faire disparaître. »

Original, surtout pour l’époque – la première version du texte, intitulée Dearest, est parue en 1983 – Jacqui est un roman à la fois étonnant et sans surprises. Sans surprises – ou très peu – parce qu’on connaît dès le départ le sort funeste de Jacqui et que les raisons ayant poussé la narrateur à commettre l’irréparable ne sont pas d’une originalité folle.
Étonnant, car peu de livres, surtout alors, nous ont immergés à ce point dans la psyché d’un homme devenu assassin. Un homme plutôt ordinaire d’ailleurs, malgré une misogynie prononcée et une inclination à la misanthropie. Son témoignage – qui s’approche parfois de la confession – courant sur près de 250 pages, lassera peut-être certains lecteurs. Pendant deux tiers du roman, le narrateur s’épanche sur sa vie, sa rencontre avec Jacqui, leur histoire commune et assure sa défense à force d’arguments plus ou moins discutables. Dans un second temps, il nous explique par le menu comment il a procédé pour cacher sa mort et s’éviter les ennuis. Aucune autre voix ne nous donne des informations sur cette histoire, entièrement racontée par l’assassin à la première personne. Ce qui fait qu’on en vient peu à peu à le comprendre. À lire toutes ces justifications livrées avec aplomb, pour un peu, on l’excuserait presque, ce qui est assez troublant (et sans doute tout à fait voulu). La conclusion est à l’image du récit, originale et non dénuée d’un certain humour noir très british.

« On dit que l’amour est aveugle. Ma foi, je crois bien qu’il est sourd, muet, et débile mental par-dessus le marché. »

S’il n’est pas le seul roman mettant en scène un assassin dans une narration à la première personne, loin de là, Jacqui, dérangeant et habilement amené, est l’un des plus captivants du genre et on comprend pourquoi les éditions Tusitala l’ont sorti de l’oubli.

Jacqui (Jacqui, 1984), de Peter Loughran, Tusitala (2018). Traduit de l’anglais (Angleterre) par Jean-Paul Gratias, 247 pages.

La fille des brumes (Maid of the Mist) est un roman de Colin Bateman paru à la Série Noire en 2004 dans une traduction de Stéphane Carn.

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Après avoir connu quelques ennuis à Belfast puis à Toronto, Frank Corrigan a échoué à Niagara Falls, où il se plaît finalement assez. Le genre de patelin tranquille où un officier de police n’a pas grand-chose à faire, ce qui n’est pas plus mal.
Un jour, une femme est repêchée, à moitié noyée, au pied des fameuses chutes. Vêtue d’une tenue traditionnelle amérindienne et parlant une langue incompréhensible, elle serait selon certains habitants la réincarnation de la Princesse Lelewala qui s’est un jour sacrifiée en se jetant dans les flots pour sauver le monde. Corrigan a quelques doutes sur la question mais commence à trouver que tout ça sent décidément mauvais lorsque le corps d’une jeune fille est retrouvé sur le bord de la route et que le coupable tout désigné semble être le fameux Pongo, chanteur cocaïnomane et sex addict qui a eu son heure de gloire en tête du hit-parade.

Mon avis

Avant d’écrire des romans, Colin Bateman était connu pour ses chroniques satiriques dans la presse nord-irlandaise. Il conserve dans ses récits une grande affection pour l’humour caustique et n’hésite pas à mettre ses personnages dans des situations à la fois précaires et improbables. Certains se souviendront peut-être de l’hilarant Turbulences catholiques ou encore de La Bicyclette de la violence.

Ici, le pauvre Corrigan va vite se retrouver au cœur d’une triple intrigue qui le dépasse totalement dans un premier temps. Épaulé, il va commencer à y voir plus clair, ce qui ne va pas faciliter les choses pour autant. On peut avoir l’impression, au départ, que l’auteur part un peu dans tous les sens. Oui et non dirons-nous, car si certaines situations peuvent sembler un peu décousues, tout se tient finalement très bien et l’on se rend compte que rien n’est laissé au hasard. C’est d’ailleurs une des qualités principales de ce roman, avec l’humour qui, s’il est moins savoureux que dans d’autres titres de Colin Bateman, n’en demeure pas moins présent. Certaines scènes sont savoureuses, surtout dans le dernier tiers du livre – on pense notamment à la prestation scénique de Pongo.

Les personnages sont assez délectables, à commencer par le chanteur en question, à l’égo démesuré et au nez bien poudré, et l’on ne peut parfois que compatir avec Corrigan, qui n’avait rien demandé à personne et se retrouve au cœur d’un maelström d’emmerdements dont il ne sortira pas indemne. Certaines ficelles sont parfois un peu grosses mais sont largement compensées par d’autres trouvailles et par l’énergie brute qui se dégage de l’ensemble.

Traitant tour à tour de traditions amérindiennes, de violences conjugales ou encore de réseaux de narco-trafiquants, La Fille des brumes est un roman noir bigarré comme on en voit assez peu. Pêchu et mordant, ce texte d’un auteur assez méconnu en France pourrait plaire aux amateurs de Donald Westlake, entre autres.

La fille des brumes (Maid of the Mist, 1999), de Colin Bateman, Gallimard/Série Noire (2004). Traduit de l’anglais (Irlande) par Stéphane Carn, 358 pages

La Mort selon Turner est un roman de Tim Willocks paru chez Sonatine en 2018 dans une traduction de Benjamin Legrand.

ob_42bc82_mort-turnerRésumé

Quatre jeunes Afrikaners aisés viennent depuis leur campagne se saouler dans un quartier malfamé du Cap. Ils se font déjà remarquer dans le bar, mais le pire reste à venir. En état d’ivresse avancée lorsqu’ils repartent, l’un d’entre eux ne regarde pas avant de faire marche arrière et écrase une jeune Noire de la rue qui cherchait quelque chose à se mettre sous la dent dans les poubelles de l’établissement. Ils paniquent, la laissent sur place, mourante, puis décident de faire comme si rien n’était arrivé.
Alors que le taux de criminalité est au plus haut et que bien des meurtres restent impunis, le moins qu’on puisse dire est que la mort accidentelle d’une SDF n’émeut pas grand monde. Pas grand monde, mais Turner, si.

Mon avis

On a déjà vu Tim Willocks nous narrer la dureté du milieu carcéral aux États-Unis (Green River), les chiens et la nature (Doglands), ou encore les aventures épiques de Matthias Tannhauser dans une période particulièrement tourmentée du Moyen Âge (La Religion, Les Douze Enfants de Paris). Place ici à un tout autre décor, non-moins violent : l’Afrique du Sud post-apartheid.

On retrouve dans cet excellent thriller les qualités et les limites propres à l’auteur. Un talent de conteur évident, qui sait alterner les scènes d’action et les moments plus introspectifs avec brio. Une propension à croquer des personnages en profondeur sans noyer le lecteur d’innombrables descriptions. Mais aussi une tendance prononcée à plonger ses personnages dans leurs ultimes retranchements et à ne pas épargner le lecteur. Certaines scènes – et surtout une en particulier – sont particulièrement atroces. Sans doute trop pour les plus sensibles, à qui l’on déconseille donc cette lecture – ou tout au moins certains passages. À la décharge de Tim Willocks, cela n’est pas gratuit et la scène mémorable en question est essentielle au déroulé de l’intrigue.

Le personnage de Turner, policier noir revenu de tout, incorruptible, peu réceptif aux ordres de sa hiérarchie, est à la limite de la caricature tout en ne tombant jamais vraiment dedans. C’est son sens aigu de la justice et son opiniâtreté qui font de cette histoire ce qu’elle est. On y croise d’autres personnages forts comme Margot Le Roux, femme à la tête d’un empire minier et mère du chauffard, qu’elle décide de protéger à tout prix pour ne pas que soit salie la bonne réputation familiale.

Très difficile à lâcher en cours de route, La mort selon Turner est un brillant thriller. Décor aride, scènes mémorables, personnages forts… Tous les ingrédients sont là pour faire de ce roman un film de qualité.

La Mort selon Turner (Memo from Turner, 2018), de Tim Willocks, Sonatine (2018). Traduit de l’anglais par Benjamin Legrand, 384 pages.
Lu en Pocket (2019), 449 pages.

Les chemins de la haine est un roman d’Eva Dolan paru chez Liana Levi l’an dernier, dans une traduction de Lise Garond.

A Mathematician (?)Résumé

Dans un jardin d’une banlieue anglaise comme il y en a de nombreux, un cabanon prend feu. Rien d’exceptionnel a priori. À ceci près que les pompiers y découvrent un corps calciné. L’état du cadavre rend l’identification extrêmement délicate mais la police soupçonne la victime d’être un travailleur immigré estonien. Et les propriétaires de l’abri de jardin ne le nient pas. En effet, ce Jaan Stepulov, signalé disparu, venait régulièrement squatter leur petit chalet pour y passer la nuit ce qui avait le don de les agacer. Ce qu’ils ne peuvent pas expliquer, en revanche, c’est pourquoi la victime a été enfermée dans le cabanon avant qu’on y mette volontairement le feu.

Mon avis

Salué par la critique outre-Manche, ce premier roman d’Eva Dolan, qui a aussi trusté les sélections de prix hexagonaux et remporté le Grand Prix Policier des lectrices de Elle, est une excellente découverte. Critique de polars avant de se lancer elle-même dans l’écriture, l’auteure britannique sait quels sont les ingrédients qui font un bon roman policier. Mais connaître une recette ne fait pas de chaque cuisinier en herbe un grand chef étoilé. Il faut aussi du travail et du talent. Visiblement, Eva Dolan n’en manque pas tant le plaisir de lecture est grand et tant tout semble simple à la lecture de ces Chemins de la haine – c’est souvent la marque des grands.

L’intrigue, qui connaît de multiples rebondissements, est très bonne. Mais ce roman ne se limite pas à cela, loin de là. Les personnages sont très bien campés, des protagonistes aux seconds (voire énièmes) couteaux. Surtout, le propos et le décor – ils vont ici de pair – sont très intéressants. Car ce à quoi les deux policiers qui enquêtent sur ce meurtre vont être confrontés, c’est à la pauvreté, au racisme, à l’exclusion, au travail clandestin et à la bêtise crasse. Non, nous ne sommes pas dans un pays du tiers-monde ou pendant la révolution industrielle mais bien en Angleterre, au 21e siècle. Et ça fait froid dans le dos tant ce monde hideux que nous donne à voir Eva Dolan semble bien trop réel.

Cette enquête trouve une résonance particulière chez les deux inspecteurs, qui sont tous deux directement concernés par l’immigration à des degrés divers. Zigic est né en Angleterre mais est d’origine serbe. Quant au sergent Ferreira, elle est arrivée de son Portugal natal lorsqu’elle était enfant. Tous deux ne se sentent pas toujours pleinement anglais, et d’aucuns le leur font d’ailleurs bien sentir. Le sujet de l’appartenance à un pays, et plus largement de l’identité, est traité avec beaucoup de finesse par l’auteure et confère à ce roman, déjà passionnant par ailleurs, une grande profondeur.

Au vu du titre ou du résumé, on aurait pu croire à un énième thriller ou roman de procédure à l’anglaise. Il n’en est rien. Les chemins de la haine tient davantage du roman noir social. Qui plus est, il est très bien construit et loin d’être bête. En attendant la suite – le cinquième titre paraîtra outre-Manche en février – les lecteurs convaincus pourront se plonger dans la deuxième enquête de Zigic & Ferreira, déjà disponible, Haine pour haine, ou dans un one shot annoncé par Liana Levi pour février, Les Oubliés de Londres.

Les chemins de la haine (Long Way Home, 2014), d’Eva Dolan, Liana Levi (2018). Traduit de l’anglais (Angleterre) par Lise Garond, 442 pages.

Dégradation (Turning Blue) est un roman de Benjamin Myers paru au Seuil (Cadre Noir) en 2018 dans une traduction d’Isabelle Maillet.
Il vient d’obtenir le Prix Polars Pourpres Découverte.

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Dans les landes du Yorkshire, une adolescente disparaît sans laisser de traces. Mélanie Muncy, fille de Ray Muncy, un magnat de cette petite ville du nord de l’Angleterre, était rentrée dans sa famille pour passer les fêtes de fin d’année. Lassée par ses parents, elle profite qu’il faille sortir le chien pour faire une longue balade. Sauf qu’elle ne revient pas.
James Brindle, un inspecteur spécialisé dans les enquêtes compliquées au sein de la « Chambre froide » est dépêché sur les lieux. Il y croisera vite Roddy Mace, un journaliste obstiné, toujours à la recherche d’une grande affaire à se mettre sous la dent.
Les deux hommes vont bon gré mal gré s’entraider et sont sur la même longueur d’ondes quant aux suspects : Ray, le père, et
Steven Rutter, un drôle d’énergumène vivant seul dans une ferme délabrée voisine, tiennent la corde.

Mon avis

Une fois n’est pas coutume, commençons par l’écriture. Certains seront peut-être choqués par l’absence totale de virgules et de tirets pour introduite les dialogues. Si cette particularité est assez marquante au départ, on s’y fait relativement bien. En revanche, il est plus difficile de comprendre l’intérêt de ce choix pour le moins étonnant.

L’intrigue, dans un premier temps, n’est pas des plus originales. Pire, l’auteur nous fait comprendre assez vite qui a fait le coup. Mais soyez rassurés, c’est pour mieux nous réserver quelques surprises dans la seconde partie du roman, comprenant quelques rebondissements difficiles à prévoir.

Certes, le personnage de Steven Rutter, espèce de monstre vivant dans un taudis et ayant été traumatisé par sa mère enfant, est assez caricatural. Mais il est néanmoins très bien dépeint : à la fois effrayant et pitoyable. Le flic, Brindle, est une autre sorte de monstre, entièrement dévoué à son travail au point de fuir toute vie sociale qui pourrait perturber ses réflexions. Avec ses tocs et ses curieuses manières, il rappelle quelque peu l’agent Cooper de Twin Peaks.
Le décor très rude de ces landes du nord de l’Angleterre en plein hiver ajoute incontestablement une touche froide et dérangeante, notamment lors des battues à la recherche de la jeune Mélanie.

Dégradation ne fera sans doute pas l’unanimité, de par certains partis pris littéraires notamment. Les lecteurs qui accrocheront seront sans doute tenus en haleine jusqu’à la fin de ce roman plus surprenant qu’il y paraît à la lecture du résumé. Signalons que Benjamin Myers vient de recevoir le Prix Polars Pourpres Découverte pour ce titre paru en septembre (et pas encore sorti en poche).

Dégradation (Turning Blue, 2016), de Benjamin Myers, Seuil/Cadre Noir (2018). Traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, 400 pages.

L’Étoile du nord (Star of the North) est un roman de D. B. John qui paraît ce jour dans la collection Equinox (Les Arènes) et dans une traduction d’Antoine Chainas.

pol_cover_32062Résumé

Jenna Williams, Américaine d’origine coréenne commence sa carrière d’enseignante à l’université mais peine à se remettre d’un traumatisme terrible. Sa sœur jumelle, Soo-Min, a disparu en 1998 lors d’un voyage, alors qu’elle se trouvait sur une plage japonaise avec son nouveau petit ami, lui aussi évaporé. Sa mère a fait son deuil mais Jenna ne peut s’empêcher de croire qu’elle est peut-être encore vivante, quelque part.
Dans les environs de Hyesan, près de la frontière entre la Corée du Nord et la Chine, Mme Moon, qui cherchait des champignons, voit un petit ballon atterrir ici, au milieu de nulle part. Vivant dans une grande pauvreté, elle décide de subtiliser discrètement son contenu, pour faire bouillir la marmite avant que les autorités ne viennent voir de quoi il s’agit.
À Pyongyang, Cho se voit donner de mauvaises nouvelles par son frère. Leur ascension fulgurante au sein de l’élite du pays pourrait être stoppée net. Une enquête suit son cours sur l’origine biologique des frères, adoptés très jeunes. Cho craint pour sa famille car pour les descendants de traîtres au régime, la déchéance peut aller jusqu’à la mort.

Mon avis

Né au Pays de Galles, D. B. John a travaillé comme avocat puis dans l’édition pour la jeunesse avant d’écrire son premier roman à Berlin, en 2009. En 2012, il fait un voyage qui le marquera durablement. Invité à visiter Pyongyang, il doit, comme le reste de la délégation, se plier au culte de Kim. Il sait que ce que les autorités locales leur laissent entrevoir de la capitale nord-coréenne n’est que le sommet de l’iceberg et ne peut s’empêcher d’imaginer tout ce qu’on leur cache. Dès lors, il lit énormément sur ce pays, se rend plusieurs fois en Corée du Sud où il interroge des habitants du sud et du nord : ce livre devient une évidence. Dans ses notes en fin d’ouvrage, il explique la genèse du projet, la manière dont il s’est documenté et surtout, permet au lecteur de départager le vrai de ce qui est totalement fictif.

Malheureusement, D. B. John n’a pas eu besoin d’inventer grand-chose pour rendre ce roman particulièrement glaçant. Passionnant du début à la fin, ce roman choral où l’on suit parallèlement trois destinées est un modèle du genre, empruntant autant aux codes du thriller qu’à ceux du roman d’espionnage. On imagine qu’Antoine Chainas a dû prendre du plaisir à traduire ce titre auquel on pourra seulement reprocher quelques facilités scénaristiques. En effet, l’usage de plusieurs grosses ficelles rend certains rebondissements assez prévisibles. Mais on pardonne volontiers l’auteur tant les quelque six cents pages se dévorent avec une fluidité totale.

Solidement documenté à tous les niveaux et passionnant de la première à la dernière page, L’Étoile du nord est une fiction fort réussie qui nous en apprend autant sur la Corée du Nord et ses sinistres dessous qu’un documentaire. Les lecteurs se souviendront des personnages de ce roman, notamment de la destinée de Jenna, et certains seront peut-être tentés de creuser un peu la question nord-coréenne en piochant dans la mine bibliographique proposée par D. B. John.

L’Étoile du nord (Star of the North, 2018), de D. B. John, Les Arènes/Équinox (2019). Traduit de l’anglais (Pays de Galles) par Antoine Chainas, 611 pages.

Le Verdict (The Verdict) est un roman de Nick Stone paru à la Série Noire le mois dernier, dans une traduction de Frédéric Hanak.

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Terry Flint, marié, deux enfants, vient de commencer un nouveau travail : greffier pour un gros cabinet d’avocats londonien. Rapidement bien vu chez KRP, on lui propose de travailler sur une grosse affaire qui défraie la chronique en ce moment, le procès de Vernon James. L’homme d’affaires à succès, fraîchement élu « personnalité éthique de l’année », est accusé de meurtre. On a retrouvé une jeune femme étranglée dans sa luxueuse suite, et bien qu’il nie, tout semble l’accuser. Selon ses employeurs, c’est l’occasion ou jamais pour Terry de faire ses preuves et d’acquérir de l’expérience sur le terrain. Seulement, ce qu’ils ne savent pas et qui tourmente Terry, c’est que Vernon était son meilleur ami d’enfance. Enfin… avant de lui gâcher la vie. Coincé s’il veut conserver son emploi, Terry accepte la mort dans l’âme.

Mon avis

On a connu Nick Stone, à la Série Noire déjà, avec sa série haïtienne consacrée à Max Mingus : Tonton Clarinette (Prix SNCF du Polar 2009), Voodoo Land et Cuba libre. Changement total de registre ici. Exit les Caraïbes et le thriller sombre. Place à Londres – où réside désormais l’auteur – et à un polar procédural de facture tout ce qu’il y a de plus classique.

Si quelques flashbacks nous en apprennent plus sur le passé, en partie commun, de Terry et Vernon, l’essentiel du récit se déroule dans l’univers de la justice : au sein des bureaux de Kopf-Randall-Purdom, au parloir de la prison, puis à Old Bailey, cour criminelle principale d’Angleterre.

L’objet-livre, un pavé de plus de sept cents pages, est presque effrayant. Pourtant, Nick Stone réalise le tour de force de ne jamais ennuyer son lecteur. Précis dans les procédures sans jamais être pédant, l’auteur donne à voir le quotidien des avocats et autres greffiers engagés dans la course contre la montre d’un grand procès criminel, qui plus est quasiment perdu d’avance. En effet, tout semble accuser Vernon James, que personne ne croit d’ailleurs innocent à KRP, Terry y compris. Très médiatisé, le procès est une vitrine pour la firme spécialisée dans le droit des affaires, qui espère ainsi diversifier son activité. En creusant un peu pour préparer le procès, la défense se rend compte que certains éléments sont pour le moins intrigants et surtout, que la police, ravie d’avoir un coupable tout désigné, semble avoir quelque peu bâclé son enquête.

Les rebondissements sont nombreux et parfois excellents et les personnages, sans être géniaux, sont assez sympathiques pour qu’on s’y intéresse. Vernon James, présenté par certains comme un requin assoiffé d’argent et de conquêtes, est plus complexe qu’il n’y paraît. Enfin, les retrouvailles improbables entre Terry et Vernon, qui s’étaient brouillés et perdus de vue depuis des années, amènent Terry à se poser bien des questions.

Passionnant du début à la fin, Le Verdict est un procédural comme on en fait peu. Nick Stone y mêle avec talent un côté « whodunit » à l’ancienne et les codes du thriller : chapitres courts se terminant bien souvent par des révélations, rythme trépidant… Une véritable réussite, dans un registre différent de ses premiers romans. Nombreux devraient être les curieux à se demander ce que nous réservera Nick Stone la prochaine fois.

Le Verdict (The Verdict, 2014), de Nick Stone, Gallimard/Série Noire (2018). Traduit de l’anglais par Frédéric Hanak, 709 pages.

Smile est un roman de Roddy Doyle paru chez Joëlle Losfeld en août dernier, dans une traduction de Christophe Mercier.

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Pendant des années, Victor Forde a filé le parfait amour avec Rachel Carey, une jeune cuisinière devenue une présentatrice vedette de la télévision irlandaise. Déprimé, déboussolé, il reprend un appartement à Dublin, dans le quartier où il a grandi. Pour ne pas rester se morfondre seul chez lui, il s’astreint à sortir au pub local et tente de se socialiser. Un jour, un client vient le voir et semble le reconnaître. Cet Ed Fitzpatrick, qui ne le lâche plus, dit se souvenir de lui et même avoir été son camarade de classe à l’école des frères chrétiens. Victor, en revanche, n’a aucun souvenir de ce type qui l’incommode profondément sans qu’il n’en comprenne vraiment la cause.

Mon avis

Né en 1958, Roddy Doyle est un écrivain aguerri et reconnu en Irlande. Plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma (The Commitments, The Van…) et il a remporté des prix littéraires et non des moindres, comme le Booker Prize en 1993, pour Paddy Clarke ha ha ha. On le connaît moins en France, où seule une partie de son œuvre a été traduite.

Smile commence comme un roman plutôt classique, mettant en scène un homme entre deux âges se remettant à peine d’une rupture amoureuse. Pourtant, assez vite, un climat anxiogène s’installe, bien que l’on ne parvienne pas à saisir – pas plus que lui d’ailleurs – pourquoi cet ancien camarade de classe met Victor si mal à l’aise. À tel point qu’il se prend à imaginer divers stratagèmes pour l’éviter.

L’auteur installe alors un récit sur plusieurs niveaux, à base de flashbacks, lesquels remontent à la période où Victor rencontrait Rachel mais aussi à son enfance et, plus particulièrement, à ce qui à trait à sa scolarité chez les frères chrétiens. On se doute alors que quelque chose s’est passé, sans qu’on comprenne exactement de quoi il en retourne. De manière machiavélique, Roddy Doyle glisse peu à peu des éléments, plus ou moins anodins, qui prendront tout leur sens dans le final, particulièrement mémorable, mais à propos duquel il serait dommage d’être plus disert ici.

Joliment écrit et sonnant souvent juste, Smile est un roman empreint d’une certaine mélancolie. L’histoire, d’abord banale, bascule ensuite dans un suspense psychologique intense conduisant sans mal le lecteur à un final bouleversant à plus d’un titre. Une belle réussite qui donne envie de poursuivre la découverte de l’œuvre de Roddy Doyle.

Smile (Smile, 2017) de Roddy Doyle, Joëlle Losfeld (2018). Traduit de l’anglais (Irlande) par Christophe Mercier, 256 pages.

Agatha Raisin and the Quiche of Death (La Quiche fatale en VF) est un roman de M.C. Beaton.
Je l’ai lu dans la collection Harrap’s Yes You Can, mais il est aussi disponible en français chez Albin Michel, dans une traduction d’Esther Ménévis.

4153wrc8a0lRésumé

Agatha Raisin est une publicitaire londonienne émérite. Self-made woman au caractère bien trempé, elle a gravi tous les échelons sans autre souci que sa carrière. Mais passée la cinquantaine, elle a un peu fait le tour dans son métier et aspire à des jours plus calmes. Sa demande de retraite anticipée est acceptée et la voici qui trouve le cottage de ses rêves du côté des Costwolds. Après quelques jours, tout est tranquille. Trop tranquille. Et Agatha se demande si elle n’a pas fait une erreur en quittant Londres. Mais voilà que le jury d’un concours culinaire meurt subitement en mangeant une part de quiche. Et cette quiche qui contenait des épinards mais aussi de la ciguë aquatique, c’est la sienne !

Mon avis

Cette Quiche fatale, publiée pour la première fois outre-Manche en 1992, est la première des nombreuses enquêtes d’Agatha Raisin. Le succès a été tel que la série compte aujourd’hui près de trente titres, dont une dizaine traduits en français chez Albin Michel. Mieux, les romans de M.C. Beaton (pseudonyme de Marion Chesney ont donné lieu à une série, sobrement intitulée Agatha Raisin qui a connu un certain succès sur Sky 1 avant de débarquer en France, sur France 3, en juillet dernier.
Vous l’aurez peut-être compris, le prénom du personnage n’a rien du hasard, d’autant que Miss Raisin aime à lire des romans policiers, à commencer par ceux d’Agatha Christie, forcément.
Pas sûr cependant que les aficionados de la Reine du crime trouvent leur compte dans cette comédie policière légère. Le personnage d’Agatha, orgueilleuse voire méprisante, est assez détestable – mais sans doute est-ce fait exprès ? –, ce qui n’est pas pour aider à apprécier ses aventures.
Bien sûr, Agatha est soupçonnée d’avoir empoisonné Mr Cummings-Browne. Mais vu qu’elle est une quiche en cuisine, elle a acheté celle-ci chez un traiteur. Se sentant un peu tarte d’avouer sa tricherie, elle souhaite alors comprendre ce qui est arrivé et comment l’arbitre de ce concours de quiches so british a pu succomber littéralement à la sienne.
L’intrigue n’est pas inintéressante dans son développement mais l’humour vanté ici et là n’est pas au rendez-vous, ou si peu. Et quand le personnage sur lequel tout le livre repose ne passe pas…

Premier opus d’une série de bestsellers au long cours, cette première enquête d’Agatha Raisin ne donnera pas forcément envie à tout le monde de poursuivre l’aventure. Si l’on en juge par son large succès, cet hommage assumé à Agatha Christie, whodunit et parodie de whodunit tout à la fois, plaira éventuellement à ceux dont ce type de littérature est la tasse de thé. Servi avec du sucre et un nuage de lait, of course.

Agatha Raisin and the Quiche of Death, de M.C. Beaton, Harrap’s/Yes You Can (2017), 256 pages.

Derrière les portes est un roman de B.A. Paris paru chez Hugo/Thriller en janvier 2017.
Il est traduit de l’anglais par Luc Rigoureau.

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Grace travaille. Beaucoup. Grace s’occupe de Millie. Beaucoup. Mais en dehors de la présence de sa sœur, qui est tout pour elle malgré son handicap, Grace se sent très seule.
Alors quand elle rencontre le très séduisant Jack, et que leur attirance s’avère réciproque, elle ne tarde pas à tomber amoureuse, puis à accepter sa – rapide – demande en mariage.
Grace est heureuse. Très.
Mais cette union, elle va vite la regretter. Beaucoup.

Mon avis

Derrière les portes est un thriller domestique typique. Il en a certaines qualités, des défauts aussi. À la première personne du singulier, B.A. Paris nous fait vite entrer de plain-pied dans la vie de Grace. Dès le départ, l’on sent que quelque chose cloche sans pouvoir mettre le doigt dessus. Comme si tout cela était un peu trop parfait. Par une alternance passé/présent plutôt habile, on découvre peu à peu ce qui se trame, malgré les apparences idylliques de ce jeune et beau couple dans sa somptueuse maison. La tension s’installe et bientôt, les rebondissements se succèdent.
Seulement, même pour les amateurs de thrillers psychologiques, pour que ce type de récit fonctionne bien, il faut pouvoir s’identifier un tant soit peu au personnage principal et s’intéresser aux autres protagonistes. Et c’est bien là où le bât blesse. On peine à partager la peur de Grace. Le « méchant », sans doute pas assez profondément travaillé, manque d’un charisme certain. Les amis du couple sont insignifiants. Seule Millie sort un peu du lot de ces personnages manquant par trop d’aspérités pour que lecteur puisse véritablement se passionner pour leurs destinées.

Le potentiel était là, assurément, mais la sauce ne prend jamais vraiment, la faute à des protagonistes trop lambdas sans doute. Efficace dans sa mécanique, Derrière les portes se lit facilement. Mais il peine à convaincre et au bout du compte, c’est bien la déception qui l’emporte.

Derrière les portes (Behind Closed Doors, 2016), de B.A. Paris, Hugo/Thriller (2017).
Traduit de l’anglais par Luc Rigoureau, 317 pages.