Archives de la catégorie ‘Polar espagnol’

Intempérie est le premier roman de l’Espagnol Jésus Carrasco. Il est paru dans la collection Pavillons de Robert Laffont en 2015 dans une traduction de Maria Vila Casas.

41qt3e3d5llRésumé

Sud de l’Espagne, période indéterminée.
Une sécheresse sans précédent bat son plein, de même que l’exode rural. Le village se vide à mesure que le travail vient à manquer.
Un enfant se cache. Il a décidé de fuir ce lieu où il n’a aucun avenir et surtout, les mains de plus en plus lourdes de son père. Les hommes du village sont déjà à sa recherche.
Lui ne sait pas où il va. Il a emporté à peine quelques vivres dans sa besace. Mais c’est décidé, il ne restera pas un jour de plus ici. Il part.

Mon avis

Premier roman de Jésus Carrasco, Intempérie est un magnifique livre, dont l’âpreté du texte n’a d’égal que celle des décors traversés par les personnages. L’enfant – dont on ne saura jamais le nom – tente bientôt de voler le manger d’un chevrier endormi. Le vieil homme le prend sur le fait. Mais il ne lui en tient pas rigueur et partage avec lui sa maigre pitance. L’homme, affaibli par les ans et la rudesse des conditions, fait participer l’enfant. Celui-ci apprend à mener paître les quelques chèvres, puis à les traire. Mais il leur faut s’éloigner, car l’alguazil, l’officier de justice du village, rôde et compte bien retrouver l’enfant pour le ramener à ses parents.

« En réalité, il n’avait pas préparé son départ. Simplement, un jour, une goutte d’eau avait fait déborder le vase. À partir de ce moment, l’idée de la fuite avait germé en lui comme un espoir nécessaire pour pouvoir supporter l’enfer de silence dans lequel il vivait. Une idée qui commença à se former dans son esprit lorsque son cerveau fut prêt à l’accueillir et qui dès lors ne le quitta plus. »

La description de la relation entre ces deux êtres si différents et quasi mutiques est d’une rare beauté. Sans se parler, ou si peu, chacun parvient à aider, voire à compléter l’autre. Mais le destin est cruel et les deux protagonistes ne sont pas au bout de leurs peines.
Le texte de Jésus Carrasco est rendu à merveille par la traduction de Maria Vila Casas. À l’image des protagonistes, l’auteur n’est jamais bavard, mais la sécheresse des paysages et la noirceur des conditions et des épreuves traversées par le chevrier et l’enfant sont compensée par une certaine poésie qui magnifie cette contrée désolée et pour ainsi dire désertique.

Difficile de croire qu’il s’agisse là d’un premier roman tant cet Intempérie est écrit avec une grande finesse et maîtrisé du début à la fin. La tension est toujours palpable et la destinée des protagonistes, cruelle mais passionnante, en fait un texte puissant.
Signalons, la récente et fidèle adaptation dessinée de Javi Rey, dont les dessins colorés font également des merveilles.

Intempérie (Intemperie, 2013), de Jésus Carrasco, Robert Laffont/Pavillons (2015). Traduit de l’espagnol (Espagne) par Maria Vila Casas, 221 pages.

Toutes les vagues de l’océan est un roman de Víctor del Árbol paru chez Actes Sud en 2015.
Il est traduit de l’espagnol par Claude Bleton et désormais disponible en poche (Babel).

9782330043445Résumé

Entre ses affaires qui ne marchent pas très bien, son couple qui bat de l’aile, ses enfants qu’il peine à élever comme il faudrait et les reproches de sa belle-famille, l’existence de Gonzalo Gil est bien terne. C’est à ce moment-là que l’avocat apprend la mort brutale de sa sœur, qu’il ne voyait plus depuis des années.
La policière s’est semble-t-il donné la mort après avoir torturé et assassiné un mafieux russe qui aurait fait partie de l’organisation qui avait auparavant tué son fils.
Bien qu’il ne soit plus proche de Laura, sa mort va bouleverser la vie de Gonzalo et révéler de nombreux secrets.

Mon avis

Après La tristesse du samouraï et La Maison des chagrins, voici le troisième roman de Víctor del Árbol, toujours chez Actes Sud dans une traduction de Claude Bleton et toujours imposant – près de 600 pages. Après nous avoir plongés dans l’horreur de la Guerre d’Espagne, l’auteur catalan nous emmène ici, à travers la destinée d’Elias Gil, jusqu’aux confins de l’URSS. En effet, le père de Gonzalo et Laura a vécu mille et unes aventures à partir des années 1930. Certaines ont été particulièrement traumatisantes et il n’a pas livré tous ses secrets avant de mourir. L’occasion pour del Árbol d’évoquer certains pans aussi atroces que méconnus du communisme stalinien, et plus particulièrement l’affaire de Nazino.

Les aficionados de l’auteur ne seront pas en terre inconnue tant il reprend ici la même recette que dans les deux opus précédents. Là aussi, il s’agit d’une grande fresque familiale, de nombreux personnages tourmentés, d’une boîte de Pandore ouverte et qui ne pourra être refermée sans quelques sacrifices. Au fil des pages, on fera la connaissance de nombreux autres protagonistes, Siaka, le jeune prostitué ; Zinoviev, le tueur russe ; la belle Irina ; le terrible Igor Stern, un jeune homosexuel mal dans sa peau, etc.

Bien que tous les ingrédients pour un grand roman noir soient au rendez-vous et que l’écriture du Catalan, pouvant passer sans forcer de la noirceur abyssale à l’envolée poétique – à cet égard, la scène inaugurale de la noyade du fils de Laura est aussi glaçante que belle, à sa façon –, fasse toujours des merveilles, certains lecteurs pourraient ne pas être totalement convaincus par Toutes les vagues de l’océan sans qu’il soit aisé d’en comprendre la cause. Peut-être y a-t-il un peu trop d’éléments pour que tout s’assemble à merveille ? Peut-être les ressorts et la mécanique générale portant le récit sont-ils un peu trop similaires à ceux des textes précédents ? Si ce n’est que ça, le lecteur qui découvre Víctor del Árbol avec ce roman ne devrait pas être gêné.

Dans tous les cas, Toutes les vagues de l’océan reste un roman noir très abouti qui se place, et de loin, dans le haut du panier. Spécialiste des sagas familiales enténébrées et joliment écrites, Víctor del Árbol a depuis ce roman poursuivi sur sa lancée avec La Veille de presque tout, paru l’an dernier.

Toutes les vagues de l’océan (Un millón de gotas, 2014), de Víctor del Árbol, Actes Sud/Actes Noirs (2015). Traduit de l’espagnol par Claude Bleton, 595 pages.
Existe aussi en poche, Actes Sud/Babel (2017), 688 pages.

La maison des chagrins est le second roman de l’auteur catalan Victor Del Árbol. Il est paru chez Actes Sud en août 2013 dans un traduction de Claude Bleton.

Résumé

Eduardo vient d’être libéré après avoir passé des années en prison pour le meurtre du chauffard qui a tué sa femme et sa fille. Suivi par une psychiatre, il peine à s’en sortir et trouve refuge dans les médicaments et l’alcool. Peintre coté il y a quelques années, il gagne maintenant sa vie tant bien que mal en exécutant des portraits pour des grandes surfaces.
Un jour, sa galeriste lui fait part d’une commande inhabituelle : une violoniste réputée voudrait qu’il réalise le portrait de l’assassin de son fils. En acceptant, Eduardo ne sait pas qu’il a ouvert la boîte de Pandore.

Mon avis

« Assemblant sous les yeux du lecteur les mille et une pièces d’un terrifiant puzzle, Victor Del Árbol signe un roman vertigineux de maîtrise, glaçant de noirceur et désarmant d’humanité. » Voilà ce qu’affirme l’éditeur en quatrième de couverture. Si l’on se méfie volontiers de ce type de baratin, où l’exagération est la norme et où le mensonge se glisse parfois à demi-mot – tout est bon pour éventuellement vendre plus – il y a cette fois-ci beaucoup de vrai dans cette présentation.

Comme dans La tristesse du samouraï, son précédent roman, l’intrigue est une mécanique de grande précision. Au départ, on a pourtant l’impression que l’auteur s’éparpille. Il y a plein de personnages, presque trop (certains lecteurs seront peut-être amenés à prendre des notes pour ne pas s’emmêler les pinceaux). Mais au fur et à mesure, et c’est là tout le talent de Victor Del Árbol, tout prend sens. Les protagonistes sont amenés à se croiser et l’on se rend compte finalement qu’il n’y en avait pas un de trop, et que l’auteur, virtuose, nous a menés jusqu’aux ultimes pages par le bout du nez .

Les personnages et leur passé, souvent empli d’un grand traumatisme ou de souffrances diverses, sont brossés en profondeur. C’est précisément leur vécu qui a fait d’eux ce qu’ils sont devenus et qui les conduisent à agir comme ils font. La maison des chagrins, comme son titre l’affirme, n’est pas le pays des Bisounours. C’est un roman riche en émotions, parfois violent, sur la difficulté du deuil, la haine ou encore la violence. Bien que se déroulant de nos jours, quelques touches d’histoire se glissent dans le texte, évoquant notamment la guerre d’Algérie.

Le rythme a beau ne pas être trépidant, l’intrigue est inextricable. L’auteur parvient à toucher le lecteur pour ne plus le laissé s’échapper, totalement happé par la toile aux multiples ramifications qu’il a habilement construite.

Après La tristesse du samouraï, Victor Del Árbol confirme avec La maison des chagrins qu’il est désormais une voix qui compte dans le roman noir européen. Ses intrigues, complexes et machiavéliques, sont des merveilles de construction. Espérons qu’il en sera toujours de même dans son troisième roman, Toutes les vagues de l’océan, annoncé pour février prochain par Actes Sud.

 

La maison des chagrins (Respirar por la herida, 2013), de Víctor del Árbol, Actes Sud, 2013. Traduit de l’espagnol par Claude Bleton, 480 pages.

La tristesse du samouraï (La tristeza del Samurái), paru chez Actes Sud en 2011, est le second roman du Catalan Víctor del Árbol (le premier n’ayant pas été traduit pour l’heure).

https://i0.wp.com/polars.pourpres.net/img/uploads/414NGK54euL._SL500_.jpgRésumé

Barcelone. Mai 1981.
María Bengoechea, une avocate reconnue gravement malade, passe ses derniers jours à l’hôpital. Suspectée de plusieurs assassinats, elle reçoit la visite de l’inspecteur Marchán, bien décidé à découvrir toute la vérité.
Mérida. Décembre 1941.
Fuyant son mari, Isabel décide de partir et emmène avec elle Andrés, le plus jeune de ses deux fils. Alors qu’elle croyait avoir fait le plus dur, elle se fait rattraper à la gare par l’un des hommes de main de son mari, qui n’est autre que son amant. Il lui ravit l’enfant pour la contraindre à renoncer à son plan.

Mon avis

Víctor del Árbol travaille pour la police catalane après avoir suivi des études supérieures d’Histoire. De par son parcours, on comprend aisément qu’en matière d’écriture, il ait choisi le polar historique. Bien lui en a pris.

« Il souriait avec cynisme, convaincu que rien n’avait changé depuis 1936. Toutes les énergies, tout le sang versé dans cet affrontement n’avaient servi à rien. Franco était mort depuis cinq ans, et les vices refleurissaient, comme les mauvaises herbes. L’Espagne était de nouveau une friche à vocation de désert, habitée par de pauvres bêtes nihilistes. Seuls les animaux ramollis depuis des décennies étaient capables de se laisser conduire à l’abattoir de façon aussi soumise, capable de croire, et même d’avaler, tout ce que disaient les personnages auréolés de pouvoir. N’importe quoi, pourvu que cela colore d’un peu de foi leur existence languissante, car ils étaient incapables de prendre le taureau par les cornes.
Mais tout cela allait changer. »

Ce second roman (El peso de los muertos, le premier, paru en Espagne en 2006, n’a pas été traduit en français à ce jour) faisant évoluer de nombreux personnages à différentes périodes ne manque assurément pas d’ambition. De la fin de la guerre d’Espagne aux années 1980 en passant par la Seconde Guerre mondiale et le franquisme, l’auteur espagnol balaie avec La tristesse du samouraï l’histoire contemporaine de son pays.

« – Personne n’est jamais complètement innocent.
Honteux et amer, Fernando mesurait combien ces mots étaient justes. Le destin était étrange, il décrivait des cercles qui reliaient les événements apparemment sans liens entre eux et soudain tout s’expliquait. Il comprenait maintenant qu’il était enfermé dans ce cercle et que d’une certaine façon les enfants paient pour les crimes commis par les parents. »

Au fil des pages et des époques, le lecteur découvre de nombreux protagonistes, bien campés, dont les destins vont peu à peu s’entremêler. La part belle est faite aux personnages féminins – María et Isabel jouent toutes deux un rôle essentiel – dont les pensées sont données à voir avec finesse. Tout au long des décennies, les morts se suivent, la haine prend le dessus, et les coupables ne sont pas forcément ceux que l’on croit… Aux intrigues solides et intéressantes s’ajoute une écriture agréable à lire et par moments empreinte d’une certaine poésie.

Avec La tristesse du samouraï, Víctor del Árbol signe un polar historique ambitieux et réussi qui en appellera sans doute d’autres. Le prochain projet de l’auteur catalan mêlera semble-t-il l’histoire de l’Espagne à celle de l’Algérie ? Affaire à suivre…


La tristesse du samouraï (La tristeza del Samurái, 2011) de Víctor del Árbol, Actes Sud (2012). Traduit de l’espagnol par Claude Bleton, 349 pages.