Racailles est un roman noir russe signé
Vladimir Kozlov, traduit par Thierry Marignac et édité par Moisson Rouge.
Résumé
L’action se déroule dans une ville non identifiée d’URSS, dans les années 1980.
Gontsov est un adolescent de quatorze ans. Plutôt brillant en classe, il se laisser subitement aller, ne voyant plus guère d’intérêt à travailler davantage que les autres. Il s’intègre vite à une bande de camarades, moins sérieux, dont les préoccupations sont tout autres. L’école, ils s’en foutent. Ce qui compte, c’est boire (beaucoup si possible), peloter les filles – et plus si affinités – et se battre pour l’honneur du quartier.
Mon avis
«Après le quatrième cours, toutes les classes de troisième et de seconde sont expédiées à la salle de conférences.
On nous a dit :
– On reçoit un conferencier.
Byk, Viek, Klok et moi nous asseyons au troisième rang, tous les sièges du fond sont déjà occupés.
– Bonjour chers élèves ! Nous recevons aujourd’hui Nikolaï Sergueïevitch Krivozoub, le conferencier chargé de la ligne politique du comité de quartier. Il va nous faire une conférence sur la propagande bourgeoise.
Sur scène derrière elle surgit un petit père chauve en costume sombre froissé et chemise bleue qui a vu des jours meilleurs.
– Bonjour, jeunes gens, dit-il d’une voix sonore et désagréable. Vous savez naturellement quelle époque nous traversons. Des changements se produisent dans la société. Nous avons la perestroïka, la démocratie, la glastnost. Et pour cette raison nous devons être plus vigilants que jamais et résister aux manoeuvres de la propagande bourgeoise…
Je contemple la nuque d’Illina et je pense que le faire avec elle, ce serait vraiment classe. Ses cheveux enroulés sont autour de sa nuque et fixés par une barrette, mais quelques-uns s’échappent pour tomber sur le col en dentelle de sa robe. Je m’imagine en train de baisser la fermeture éclair au dos de la robe, avant de l’enlever. Je bande, et il faut que je mette ma main dans la poche pour que personne ne le remarque.
– Prenons ne serait-ce que la musique, dit en même temps le conférencier. Vous pensez que la musique, il ne s’agit que d’une distraction innocente, pâture d’une jeunesse dépourvue de conscience politique ? Absolument pas. J’ai des preuves que cette musique est porteuse de malheurs et pousse aux activités criminelles. Dans un des micro-quartiers de notre ville, des adolescents se sont installés, comment dire, une salle de détente…
Le conférencier sourit.
– … Dans un sous-sol. Ils ont apporté un magnétophone. Et que croyez-vous ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Garçons et filles sont allés là-bas, ont écouté cette musique et ensuite ils ont commis des crimes.
Le type a un sourire répugnant.
– De quoi il parle ? demande Bik.
– T’as pas compris ? Je rêve.
– Nan.
– Ils ont tiré les gonzesses.
– C’est un crime ?
– Quand c’est un viol, oui.
– Et qu’est-ce que vient foutre la musique là-dedans ?
– Va savoir. »
Amateurs de thrillers, de whodunit et autres romans policiers,vous l’avez peut-être compris en lisant cet extrait bien caractéristique : il y a des risques que ce roman ne vous donne pas satisfaction.
D’ailleurs, les seuls policiers présents dans ce roman sont là pour tenter de juguler la délinquance de ces jeunes soviétiques, en vain. Ces derniers n’en ont cure, et pour cause : dans leur cité, ce sont eux qui font la loi. Quant à l’intrigue, surtout, ne la cherchez pas : c’est simple, il n’y en a pas.
Racailles, c’est un adolescent qui raconte comme il peut son quotidien, avec son vocabulaire limité, argotique, vulgaire. En faisant ce choix narratif, Vladimir Kozlov nous donne à voir, plus vraie que nature, la morne vie d’une génération de jeunes complétement perdus dans cette société socialiste en déclin. Gontsov, pourtant d’origine plutôt aisée et promis à un bel avenir, est un jeune de plus qui sombre dans un pays qui va mal.
« A la maison, j’ai bu deux bières, mais ça ne m’a fait aucun bien, au contraire, je me sentais triste et nauséabond. J’avais l’impression d’être une particule de crotte, fruit du hasard, un mec absolument inutile dans une grande ville vicieuse, surpeuplée par les gogols et les dégénérés. Et si rien ne changeait, je deviendrais comme eux. »
Un pays, l’URSS des années 1980, où les beaux discours de Gorbatchev, avec ses perestroïka et autres glastnost, ne changent en rien – ou si peu – le misérable quotidien de ses compatriotes. Un pays dont l’alcool est devenu la religion principale et où tout le monde est pratiquant. Un pays où la violence est omniprésente, où personne n’ose plus sanctionner le tabassage d’un professeur, de peur d’être la prochaine victime. Un pays qui n’a plus rien à proposer à ses jeunes, lesquels passent leurs journées à zoner. Leur comportement est souvent dicté par leurs hormones, leurs pensées souvent sous la ceinture. Leurs distractions : l’alcool, la violence et le sexe. Parfois isolément, ou bien les trois à la fois.
« – J’ai cogné mon chef d’apprentissage aujourd’hui, dit Viek. C’est de sa faute, à ce connard, il avait qu’à pas se mêler de ce qui le regarde pas. On était dans les toilettes pour fumer, et ça démarre, il est interdit de fumer dans les toilettes. Je lui ai montré ce que je pensais de l’interdiction, j’ai tapé dans les reins et dans la gueule. Le plus important, c’est que c’était devant tous les mecs de mon groupe.
– Qu’est-ce qui va t’arriver ?
– Rien du tout. Tu croyais que j’étais le premier à lui en mettre une ? Il croyait, cet abruti, qu’il pouvait me bousculer parce que j’étais en première année. »
A la manière d’un Zola, Vladimir Kozlov nous livre un superbe texte, quasiment documentaire, que l’on peut aisément qualifier de naturaliste. En toute fin de roman, il va même jusqu’à prendre la place de son personnage, comme pour nous dire : « cette vie-là, je l’ai vécue, je sais de quoi je parle ».
Il convient aussi de signaler le remarquable travail de traduction de Thierry Marignac, qui a tout fait pour transmettre au mieux aux lecteurs francophones l’écriture si particulière de Kozlov.
Racailles est au final un grand roman noir, naturaliste et atypique à tous les niveaux. La plume inimitable de Vladimir Kozlov nous donne à voir – au ras du bitume – ces tranches de vies d’une bande d’adolescents soviétiques, période perestroïka. Certains lecteurs trouveront sûrement ce roman ennuyeux, voire insupportable, tandis que d’autres y verront la marque d’un grand écrivain. Dans tous les cas, une expérience littéraire qui mérite d’être tentée.
Racailles (гопники, ou Gopniki, 2002) de Vladimir Kozlov, Moisson Rouge (2010). Traduit du russe par Thierry Marignac, 272 pages.