Archives de la catégorie ‘Polar français’

La nuit tombée sur nos âmes est un roman de Frédéric Paulin paru en septembre chez Agullo.

Résumé

Italie, juillet 2001.
La ville de Gênes, 500 000 habitants, se prépare à recevoir les chefs d’État des huit pays les plus puissants du globe. Le centre-ville est en état de siège. La plupart des habitants ont fui la capitale ligurienne ; les autres se sont calfeutrés chez eux. En effet, les forces de l’ordre attendent un demi-million d’opposants de tout poil, organisant pour certains, en parallèle du G8, le Forum social de Gênes. Partis politiques traditionnels de la gauche de la gauche, organisations syndicales, associations altermondialistes pacifistes, mais aussi de nombreux autres opposants anticapitalistes. Avec la crainte pour les autorités italiennes que les électrons libres soient violents.


Mon avis

Après avoir conclu avec La Fabrique de la terreur sa brillante trilogie algérienne, Frédéric Paulin est de retour avec un nouveau roman noir, toujours chez Agullo. Vingt ans après, tout le monde se souvient plus ou moins du G8 de Gênes et des violences qui ont secoué la ville italienne, à commencer par la mort de Carlo Giuliani, tué à 23 ans lors des émeutes par un tir policier. Ce que l’on sait moins, c’est l’état de bouillonnement qui a amené à ces émeutes et à cette violence extrême.

S’emparer d’un pan de l’histoire contemporaine et en faire un roman n’est pas donné à tout le monde. À l’instar de Dominique Manotti, faisant s’entrecroiser de nombreux personnages réels et de son cru, l’auteur rennais s’en sort avec maestria. Les grands de ce monde, Berlusconi et Chirac en premier lieu sont là, tout comme les forces de l’ordre et les principaux leaders altermondialistes. Frédéric Paulin ajoute à ce roman choral maîtrisé quelques êtres de papier, sans doute largement inspirés de son expérience personnelle. Alors âgé de 28 ans, l’auteur était allé manifester à Gênes, une expérience qui l’a durablement marqué. Au gré des pages, on suit Wag et Nathalie, un fougueux couple de militants rennais. Lui est à la LCR et obligé de rendre des comptes aux renseignements intérieurs, qui ont sur lui un moyen de pression. Elle est à la CNT et se moque de tout. On voit aussi évoluer Génovéfa, une journaliste du JDD qui découvre avec stupeur cette ambiance de quasi guerre civile ; Lamar, le conseiller en communication de Chirac ; Martinez et Cazalon, deux agents infiltrés de la DST qui tiennent Wag et se mêlent incognito aux militants.

En suivant en alternance et chronologiquement les nombreuses forces en présence, Frédéric Paulin nous donne à comprendre comment un simple rassemblement d’opposants au G8 a pu déboucher en quelques jours sur des combats de rue d’une rare violence. Le bilan sera finalement d’un mort et plus de 600 blessés, certains manifestants ayant été passés à tabac voire torturés en toute impunité par les policiers italiens dans les locaux de l’école Diaz.

S’emparant d’un morceau d’histoire qu’il a lui-même vécu et qui l’a profondément choqué, Frédéric Paulin signe avec La Nuit tombée sur nos âmes un brillant roman noir, aussi documenté que passionnant.


La nuit tombée sur nos âmes, de Frédéric Paulin, Agullo (2021), 288 pages.

La Serpe rouge est un roman inspiré de faits réels paru chez Moissons Noires l’été dernier. Il a été écrit à quatre mains par Nan Aurousseau et Jean-François Miniac.

Résumé

On connaît Georges Arnaud pour son œuvre littéraire, à commencer par Le salaire de la peur (1950), adapté par Henri-Georges Clouzot en 1952, avec Yves Montand notamment. On le connaît moins pour le triple meurtre d’Escoire qui a manqué de peu l’envoyer à la guillotine. Finalement acquitté à la surprise générale après dix-neuf mois de détention à la prison de Périgueux et une brillante plaidoirie de Maître Garçon, cette affaire ne sera jamais tirée au clair.


Mon avis


La Serpe rouge n’est pas le premier document à s’intéresser de près à l’affaire non élucidée du triple homicide survenu à Escoire, en Dordogne, en 1941. Citons notamment Le triple crime du château d’Escoire (éd. de La Lauze, 2002) de Guy Penaud, qui avait eu accès au dossier constitué par Maître Garçon et surtout, plus médiatisé, La Serpe, prix Fémina 2017. Pourquoi un autre livre sur cette affaire après le succès du roman de Philippe Jaenada est en droit de se demander le lecteur ? Les auteurs y répondent en partie dès le prologue. Cette affaire a toujours fasciné Nan Aurousseau et lorsqu’il rencontre Jean-François Miniac qui partage son intérêt pour ce mystérieux fait divers, la collaboration est une évidence. D’autant plus que les auteurs ne semblent pas accorder beaucoup de crédit à la thèse de la culpabilité de René Taulu, le fils du gardien du château, esquissée par Philippe Jaenada.

Bien que très solidement documenté, La Serpe rouge se lit plutôt comme un roman que comme un documentaire historique. C’était d’ailleurs là la volonté des auteurs, amateurs de true crimes, récits littéraires sur des affaires réelles, popularisés par Meyer Levin et autres Truman Capote après-guerre. À lire le duo d’auteurs, on se passionne vite pour l’affaire et ses nombreuses zones d’ombre.

Intéressant et très documenté, La Serpe rouge permet de découvrir les tenants et aboutissants de l’affaire dite « du triple meurtre d’Escoire » tout en ayant souvent l’impression de lire un polar.


La Serpe rouge, de Nan Arousseau & Jean-François Miniac, Moissons Noires (2021), 277 pages.

Marseille 73 est un roman de Dominique Manotti qui vient de paraître dans la collection Équinox des éditions des Arènes.

pol_cover_38219Résumé

Malek Khider, 16 ans, est abattu alors qu’il sortait d’un café marseillais. Trois balles, tirées quasi à bout portant. Le tueur, depuis une Mercedes, ne lui a laissé aucune chance. Pour ses frères, d’origine algérienne comme lui, il n’y a pas à chercher le mobile bien loin : Malek a été tué à cause de son origine. Malgré une hécatombe chez les Maghrébins de Marseille et des environs, la police nie officiellement toute vague de crimes racistes et présente chaque décès comme un cas isolé : tantôt un accident, tantôt un fait divers à mettre sur le compte des activités interlopes du mort.
Une victime adolescente au casier immaculé présentée comme un bandit. Des douilles récupérées sur la scène du crime mystérieusement écrasées et inutilisables. À l’Évêché, quelques policiers dont le commissaire Daquin commencent à avoir des doutes quant à la version officielle.

Mon avis

On ne présente plus Dominique Manotti, agrégée d’histoire, professeur de lycée puis maître de conférences à Paris-VIII, devenue auteure de romans noirs au succès que l’on sait. Après avoir dépeint Paris ou l’est de la France dans des périodes plus contemporaines comme pendant la Seconde Guerre mondiale, ce roman « phocéen » fait suite à Or noir (Série Noire, 2015) bien qu’il puisse se lire indépendamment. On y retrouve le commissaire Daquin, 27 ans, à son premier poste, à la police judiciaire de Marseille. Les amateurs de l’auteur l’auront peut-être déjà croisé, plus âgé et en région parisienne (Sombre sentier, À nos chevaux !, Kop).

Au total, huit morts en quinze jours. Une bonne moyenne d’un mort tous les deux jours. Mais ce sont les chiffres officiels, la réalité est très probablement différente. […] En fait, depuis l’affaire de Grasse, le 12 juin dernier, il y a eu pratiquement tous les jours des incidents violents à Marseille et dans ses environs immédiats dont les victimes sont toutes des Nord-Africains, comme le disent les statistiques officielles, et, pour être plus précis, jusqu’ici, la très grande majorités des victimes sont algériennes. Ces tirs ne doivent sans doute rien au hasard. La guerre d’Algérie n’est pas finie. […]
– Comment se fait-il que la presse n’ait rien répercuté avant ces tout derniers jours ? Et que nous ne soyons pas tous mobilisés pour mettre fin au massacre ? Encore mieux, nous, à la Criminelle, nous ne sommes même pas au courant ? […]
– Grimbert, appelons un chat un chat. Nous sommes confrontés ici à Marseille à une vague de terrorisme anti-immigrés maghrébins, dans le prolongement de la guerre d’Algérie, et sans doute dans le prolongement du terrorisme de l’OAS. Et apparemment, la consigne donnée à la police et à la justice est de regarder ailleurs. Cela ne peut pas être sans conséquence. Les répercussions seront lourdes sur la société, mais aussi sur le fonctionnement de nos services. Vous le savez aussi bien que moi.
Coup de froid dans le bureau.

Dévorer un ouvrage de Dominique Manotti, c’est un plaisir double. Celui de lire un roman noir de grande qualité tout en prenant un cours d’histoire passionnant. Une fois que l’idée de départ est là, l’auteure met en général plus d’un an à se documenter sur la période concernée avant que les personnages s’imposent à elle et de commencer à rédiger (voir ce passionnant entretien avec l’éditeur Aurélien Masson pour les coulisses d’écriture de ce roman). Ce Marseille 73 fait sinistrement écho à des problèmes sociétaux liés au racisme et aux violences étatiques encore bien trop présentes de nos jours. Si la chronologie a été volontairement contractée – les événements évoqués dans le roman se sont déroulés sur cinq ans et non sur quelques mois – rien n’a malheureusement été inventé ou presque, comme le montre ce reportage de la RTBF tourné à Marseille en août 1973, peu après l’assassinat de Ladj Lounes. Malgré l’acuité des références historiques, l’écriture de Dominique Manotti, sans fioritures, est toujours aussi efficace. Certains passages donnent particulièrement envie de voir ce roman un jour adapté au cinéma.

Malgré ce qu’affirme la police, les frères Khider sont persuadés, tout comme le paternel, que Malek n’a trempé dans aucune affaire sordide ayant pu amener à son assassinat. Grâce à Maître Berger, un jeune avocat progressiste rêvant de faire carrière, ils entendent bien le prouver. À l’Évêché, Daquin doit faire avec sa hiérarchie et ses collègues de la Sûreté, pour qui la mort d’un « Algérien » n’est clairement pas la priorité. À Marseille, une grève se prépare pour dénoncer cette vague de violences racistes que l’histoire retiendra sous l’appellation de « ratonnades de 1973« .

Roman noir historique ultradocumenté sans jamais être pédant ni par trop lent, Marseille 73 est plus que jamais d’actualité. Dans cette époque partagée entre le mouvement Black Lives Matter et des dirigeants pour qui le racisme et les violences policières n’existent pas, il n’est guère difficile de se convaincre que ce type de roman est encore nécessaire. Marseille 73 est une œuvre de première nécessité qui continue de démontrer que le talent des grands romanciers, c’est parfois de nous parler d’hier pour évoquer aujourd’hui.

Marseille 73, de Dominique Manotti, Les Arènes/Équinox (2020), 385 pages.

Le manuscrit inachevé est un roman de Franck Thilliez paru chez Fleuve Noir en 2018.

pol_cover_30216Résumé

Un homme force un contrôle des douanes. Après une brève course-poursuite, il perd le contrôle de son véhicule et se tue dans un ravin. Dans le coffre, les douaniers font une macabre découverte : le corps d’une jeune femme, en pièces détachées, dans des sachets hermétiques. Le pire, c’est que les caméras de la station-service où le véhicule venait de s’arrêter sont formelles : le jeune homme décédé dans l’accident n’est pas le propriétaire du véhicule et n’avait sans doute même pas connaissance du contenu du coffre.

Mon avis

Franck Thilliez est un auteur qu’on ne présente plus ici. Recordman du nombre de Prix Polars Pourpres (2005 : La chambre des morts ; 2009 : L’anneau de Moebius ; 2011 : GATACA), il est désormais un auteur reconnu à l’œuvre conséquente, avec pas moins d’une vingtaine de romans depuis 2004, sans oublier de nombreuses nouvelles et quelques scénarii (de BD pour la jeunesse notamment).

Dans Le Manuscrit inachevé, paru au Fleuve noir en 2018, l’auteur nordiste nous proposait une intrigue multiple tortueuse à souhait. On sait que les multiples éléments vont être amenés à s’entrecroiser d’une manière ou d’une autre, ça fait partie des attendus du genre, mais ce qui surprend toujours, c’est cette propension à proposer autant de fausses pistes et de rebondissements.

Ceux qui n’aiment pas le thriller trouveront que c’est mécanique – quasiment tous les chapitres se terminent par un cliffhanger –, que c’est mal écrit – l’auteur ne brille pas par ses figures de style, c’est sûr –, que certains rebondissements ont été vus et revus ailleurs, qu’on n’est pas obligé de trucider des jeunes filles pour écrire un bon polar… Ils n’ont pas tout à fait tort. Qu’à cela ne tienne, on prend quand même son pied à suivre les personnages de ce roman qui en compte un certain nombre. Léane, auteure de thriller et maman d’une adolescente disparue est le personnage central de ce texte, mais peut-être pas le plus réussi. On s’attache notamment à Vic, inspecteur de police quitté par les siens malgré les efforts qu’il fait pour être un bon père/mari/flic.

L’intrigue est tellement efficace qu’on pardonnera assez facilement à l’auteur l’usage de quelques grosses ficelles (beaucoup de cas d’amnésies dans la région) et coïncidences heureuses – on pense notamment à un chien qui n’aboie pas quand on entre par surprise sur sa propriété ou à des lettres manifestement codées qui échappent curieusement à une première inspection.

Très difficile à reposer en cours de route tant le suspense y est redoutable, Le Manuscrit inachevé ravira sans doute les fans de l’auteur et de thrillers bien construits. La toute fin, choix étonnant de la part de Franck Thilliez, ne satisfera sans doute pas tous les lecteurs.

Le manuscrit inachevé, de Franck Thilliez, Fleuve Noir (2018), 528 pages.

Mauvaise graine est un roman de Nicolas Jaillet qui paraît ce jour à la Manufacture de livres.

41d2m1zxzdlRésumé

Julie est une jeune professeur des écoles sans histoire. D’ailleurs, le célibat lui pèse et elle ne serait pas contre une histoire, n’importe laquelle. Suite à une soirée arrosée, elle se réveille avec une gueule de bois épouvantable. Les vomissements durent. Peut-être une gastro ? Oui, mais une gastro qui dure une semaine, c’est quand même curieux. Prise d’un doute, elle va acheter un test de grossesse qui lui révèle que de doutes là-dessus, il n’y en a pas. Enceinte bien que sans aucun souvenir de quelque acte charnel que ce soit, Julie est sous le choc. Et commence à ressentir d’étranges sensations dans son corps que la grossesse seule, ne semble pas expliquer.

Mon avis

Auteur du roman noir Sansalina, du thriller d’anticipation Nous les maîtres du monde et de quelques romans pour la jeunesse, Nicolas Jaillet débarque à la Manufacture de livres avec ce titre haut en couleur. Se jouant des codes littéraires, il s’amuse comme un gamin à brouiller les pistes. L’histoire démarre de manière très classique, presque trop, mais on sait que ça ne va pas durer. Après la prise de conscience de sa grossesse, Julie se met à développer d’étranges pouvoirs. Dès lors, elle comprend qu’elle est recherchée par des personnes qui ne lui veulent pas du bien. Le roman devient alors une course-poursuite impétueuse qui flirte entre thriller et espionnage mâtiné de fantastique. Après un départ un peu lent, le temps de poser les choses et de faire germer le mystère, le rythme s’emballe et devient irrespirable jusqu’à la toute fin, offrant d’innombrables scènes d’action au passage, dont quelques-unes pas piquées des hannetons. Les tenants du réalisme à tout crin y trouveront des choses à redire, les autres se régaleront avec au menu quelques scènes de baston improbables mettant aux prises une femme enceinte jusqu’aux dents et des méchants prêts à tout pour garder certaines choses secrètes.

Efficace en diable et drolatique, Mauvaise graine est un sympathique roman qui se lit d’une traite et avec une certaine jubilation. On regrettera simplement de ne pas s’être attaché davantage à Julie, personnage un brin terne malgré tout ce qui lui arrive.

Mauvaise graine, de Nicolas Jaillet, La Manufacture de livres (2020), 288 pages.

Mictlán est un roman de Sébastien Rutès paru en janvier dans la collection La Noire de Gallimard.

41kpcg7v1glNote de l’auteur (du roman)

« En septembre 2018, un semi-remorque contenant cent cinquante-sept cadavres a été retrouvé sur un terrain vague près de Guadalajara, au Mexique. Les morgues étaient pleines, les cimetières aussi, la loi mexicaine interdit la crémation des victimes de morts violentes : les autorités n’avaient trouvé que cette solution pour conserver les corps.
Certains attendaient d’être identifiés depuis plus de deux ans. Le semi-remorque avait été déplacé trois fois avant d’être oublié sur ce terrain vague où l’odeur a attiré les voisins. C’est le point de départ de ce roman. »

Mon avis

À partir de ce sinistre fait divers, Sébastien Rutès, grand connaisseur de l’Amérique latine et de sa littérature – qu’il a enseignée pendant quinze ans à l’université – a imaginé ce court roman noir désespéré qui se lit d’une traite. De par sa noirceur et sa violence, il n’est pas à mettre entre toutes les mains. Il pourrait également déplaire de par certains partis pris stylistiques qui font pourtant la force de ce texte. En effet, la plupart des parties, mettant en scène les deux conducteurs du semi-remorque, Gros et Vieux, sont écrites d’un seul tenant, sans interruption. Chaque paragraphe – ils peuvent courir sur quelques pages comme sur une dizaine d’entre elles – est une seule et interminable phrase, entrecoupée de virgules et de quelques autres signes de ponctuation. On a l’impression d’être en apnée, de ne pas pouvoir respirer. C’est au départ très perturbant, et puis l’on se dit que c’est sans doute exactement ce que voulait faire l’auteur. C’est donc réussi. Car comme Vieux et Gros, qui n’ont pas le droit d’arrêter leur camion sauf pour faire le plein – ils font leurs besoins par la fenêtre –, on ne peut s’arrêter de lire Mictlán. Certaines scènes oniriques, fantasmées, nous font comprendre qu’avec ces 157 cadavres dans la remorque, la fatigue accumulée, leur sombre passé, les produits pour rester éveillé… nos deux hommes sont aux limites de la folie. Les élections arrivent et le Gouverneur a promis pour se faire réélire une baisse de la criminalité. Ces cadavres ne doivent pas réapparaître, le Commandant a été clair. Il faut rouler sans cesse, sans se faire contrôler par la police ou l’armée. En cas d’arrêt prolongé du véhicule, c’est la mort qui attend Gros et Vieux, rien d’autre. L’alternative est on ne peut plus claire. Ils sont donc prêts à tout pour mener leur mission à son terme.

Éreintante, la lecture de Mictlán est une curieuse expérience littéraire que l’on ne saurait conseiller qu’aux lecteurs aguerris et pas trop sensibles. Un véritable travail de styliste de la part d’un auteur dont on a désormais envie de poursuivre la découverte de l’œuvre (cinq romans parus chez trois éditeurs entre 2008 et 2018).

Mictlán, de Sébastien Rutès, Gallimard/La Noire (2020), 153 pages.

J’irai tuer pour vous est un roman d’Henri Loevenbruck paru en 2018 chez Flammarion.
Il vient de recevoir le Prix Polars Pourpres et est désormais disponible en poche chez J’ai lu.

pol_cover_19378Résumé

France, 1985.
Paris est touché par une vague d’attentats sans précédent. Pour des missions dangereuses et on ne peut plus secrètes, la DGSE cherche de nouveaux profils et débusque Marc Masson, déserteur de l’armée française, dans la forêt amazonienne. Leur deal est simple : plutôt que la prison, il va travailler pour eux, mais comme agent externe. Autrement dit, il travaille pour l’Etat mais il n’existe dans aucun dossier administratif. Si tout va bien, il sera grassement payé. S’il lui arrivait quoi que ce soit, personne ne le connaît, on ne l’a jamais vu.

Mon avis

Vous n’aimez pas trop les romans d’espionnage ? Vous n’êtes pas contre un peu d’aventure mais la taille des romans de DOA vous fait aussi froid dans le dos que des listes d’acronymes qui sont presque du chinois pour vous : DGSE, DST, DGSI… ? La politique-fiction ne vous rebute pas mais vous peinez à vous attacher aux personnages de Thomas Bronnec ou Dominique Manotti ? Ce roman d’Henri Loevenbruck est peut-être fait pour vous.

Largement inspiré de la carrière hors du commun d’une personne que l’auteur connaît bien, J’irai tuer pour vous allie rigueur documentaire et souffle romanesque. On sent que l’auteur, qui a longuement interrogé « Marc », s’est intéressé de très près à toutes ces questions de renseignements sensibles et au traitement de ceux-ci jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, notamment en temps de crise ou d’élections. Ici, la gestion des otages au Liban tout particulièrement, avec ce que les calculs politiciens peuvent avoir d’abjects quand des vies sont en jeu, et pas seulement celles des journalistes capturés. Pour autant, Henri Loevenbruck ne nous donne pas à voir de manière trop froide ces évènements. Marc a de sacrées fêlures dans la carapace et sa rencontre avec Pauline après des années de beuveries et d’histoires d’un soir est une révélation. Certains passages avec son grand-père, à qui la famille allait rendre visite en Bolivie depuis Lorient, sont assez émouvants. La figure de Papi José a beaucoup compté pour Marc et a sans doute largement contribué à développer son côté intrépide et rebelle.

S’il nous apprend parfois des choses, sur les services secrets notamment, l’auteur fait la part belle à l’action et au suspense. Certains lecteurs trouveront peut-être, comme souvent dans ce genre littéraire, que le protagoniste, sans être un James Bond non plus, se sort parfois très bien de situations pourtant mal embarquées.

Rappelant par moment Je suis Pilgrim, le côté américanophile un peu pénible en moins, J’irai tuer pour vous est un récit d’espionnage d’excellente facture. Après avoir abordé le Moyen Âge, les sectes, l’alchimie ou encore avoir écrit plusieurs romans de fantasy, Henri Loevenbruck démontre une fois de plus, s’il en était encore besoin, qu’il a plus d’une corde à son arc.

J’irai tuer pour vous, d’Henri Loevenbruck, Flammarion (2018), 640 pages.

L’Affaire suisse, sorti à l’automne 2019, est le deuxième roman de Jean-François Paillard paru chez Asphalte.

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Nico, alias Narval, est chargé par Pépé Bartoli, le parrain dont il est l’un des assistants, d’une mission délicate. Remettre la main, en Suisse, sur un sacré pactole ayant autrefois appartenu à son boss. En réalité, Narval est un agent sous couverture de la Boîte et il est pris d’un véritable doute. S’agit-il d’une vraie mission ou bien Pépé commence-t-il à avoir de sérieux soupçons sur sa franchise ? Auquel cas, il l’envoie peut-être volontairement au casse-pipe ? Narval va devoir continuer à jouer double en étant particulièrement sur ses gardes. On n’est jamais trop prudent.

Mon avis

Nous avions fait la connaissance de Narval dans Le Parisien, premier polar de Jean-François Paillard paru chez Asphalte en 2018. Ici, l’auteur reprend son personnage et les éléments qui avaient fait la réussite du premier opus mais cette nouvelle aventure de l’agent double est tout à fait lisible sans avoir lu Le Parisien.

Nous sommes donc dans du roman d’espionnage classique, à l’ancienne pourrait-on dire, bien qu’il soit tout ce qu’il y a de plus contemporain. Les amateurs de DOA ou du récent J’irai tuer pour vous seront là en terrain connu. L’intrigue n’est pas follement originale mais le bagout de l’auteur, qui utilise un argot et un jargon dont la lecture sera un véritable plaisir pour les amoureux de la langue française (glossaire parfois utile en fin d’ouvrage) compense largement cette carence. Le roman est assez court – 222 pages au format semi-poche – et très riche en scène d’actions en proportion, si bien qu’on ne s’ennuie pas une seconde. L’écrivain semble bien connaître les milieux qu’il décrit – journaliste de métier, il s’est a minima bien documenté – et le roman est donc dans la veine « espionnage réaliste ». Pas de gadgets inventés ou de situations abracadabrantesques, on est là dans ce qui se fait à la DGSE ou ailleurs. L’auteur prend un malin plaisir à faire évoluer dans le monde de la haute finance suisse des personnalités internationales connues, facilement reconnaissables bien que leur identité ait été quelque peu modifiée. Le personnage de Mady, étudiante et escort de luxe qui ne laisse pas Narval indifférent est intéressant, et les gastronomes ne seront pas déçus : on mange et boit bien dans les romans de Jean-François Paillard.

Sans être exceptionnel, notamment en terme d’originalité, L’Affaire suisse est un très efficace roman d’espionnage français à l’écriture fort agréable. Il se termine par une ultime pirouette habile, qui nous laisse à penser qu’on aura prochainement des nouvelles de l’auteur.

L’Affaire suisse, de Jean-François Paillard, Asphalte (2019), 222 pages.

En pays conquis est un roman de Thomas Bronnec paru en 2017 à la Série Noire (Gallimard).
Il est depuis disponible en Folio Policier.

51xrwcy2bpmlRésumé

Juin 2017. La France est dans une situation politique inédite. Claude Danjun a été réélu de justesse à la présidence de la République. Mais quelques semaines plus tard, les législatives font basculer l’Assemblée Nationale à droite, et même très à droite. Il ne s’agit plus d’une « simple » cohabitation comme la France en a déjà connu mais d’un contexte autrement plus complexe et possiblement désastreux. 67 députés du Rassemblement National ont été élus. Sans eux, la droite n’a pas la majorité absolue. Hélène Cassard, candidate républicaine nommée à Matignon doit, comme le président Danjun, composer au mieux avec tout ça pour maintenir l’équilibre précaire de la France, sur la scène européenne notamment.

Mon avis

En pays conquis fait directement suite à Les initiés et précède lui-même La Meute. S’il est possible de les lire indépendamment (des notes de bas de page résument les événements principaux s’étant déroulés dans les opus précédents), il est conseillé de lire ces romans dans l’ordre chronologique.

En pays conquis comporte en tout et pour tout une mort suspecte et l’enquête sur cette dernière, bien qu’elle revête une certaine importance, n’est clairement pas le fil rouge de l’histoire. Autrement dit, ce roman est davantage une politique-fiction mâtinée de roman noir qu’une véritable intrigue policière. Il pourrait donc, de ce seul fait, ne pas convenir à une part importante du lectorat « polar ». De plus, sans être nécessairement abonné au Canard Enchaîné ou au Monde diplomatique, mieux vaut être un minimum intéressé par les tenants et aboutissants de la politique française pour apprécier ce texte.

Les amateurs de Dominique Manotti ou Jean-Hugues Oppel seront sans doute ravis tant les romans noirs français de qualité mettant en scène des intrigues politiques sont rares. Celui-ci est non seulement très bon, mais également très réaliste. Bien sûr, les aspects financiers sont particulièrement travaillés et n’ont aucun secret pour Thomas Bronnec, spécialiste de Bercy auquel il a même consacré des enquêtes en tant que journaliste. Mais au-delà des seules préoccupations budgétaires et autres astuces pour contourner les réglementations en vigueur, l’auteur nous fait froid dans le dos en imaginant (à la parution), cet avenir proche où le RN entrerait en force au gouvernement et menacerait de faire sortir la France de l’UE.

Brillant et glaçant à la fois, En pays conquis est un roman qui, s’il ne plaira pas à tout le monde de par son sujet même, ravira de nombreux lecteurs. Sans être absconse, sa lecture est parfois un peu exigeante mais néanmoins passionnante sur plus de 220 pages.

En pays conquis, de Thomas Bronnec, Gallimard / Série Noire (2017), 227 pages.

De bonnes raisons de mourir est un roman de Morgan Audic paru en 2019 chez Albin Michel.

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Le capitaine Joseph Melnyk et sa collègue Galina Novak sont appelés pour une mort suspecte. Seulement, la victime a rendu l’âme à Pripiat, dans la zone d’exclusion de Tchernobyl. Et un malheur n’arrivant jamais seul, il s’avère qu’il ne s’agit pas d’un suicide, mais d’un meurtre particulièrement abject. Le cadavre, mutilé, a été suspendu à la façade d’un immeuble comme si l’homme voulait prendre son envol.
Au même moment, Alexandre Rybalko, un policier alcoolique condamné par un cancer, est engagé par le magnat du pétrole Vektor Sokolov pour enquêter sur la mort suspecte de son fils Léonid.

Mon avis

Après un premier roman paru aux éditions du Rouergue, voici Morgan Audic de retour avec un thriller ambitieux rappelant les meilleurs textes de Jean-Christophe Grangé. Pas étonnant donc, qu’il ait fait la quasi-unanimité des jurés du Prix Polars Pourpres, qui lui ont décerné leur Prix Découverte.

Le cadre, déjà, est atypique. Sans doute y en a-t-il d’autres, en cherchant bien, mais les romans se déroulant en grande partie dans les environs de Tchernobyl ne doivent pas être légion. L’auteur s’est solidement documenté sur cette région d’Ukraine, la catastrophe et ses conséquences mais ne tombe pas dans l’écueil de faire une démonstration de connaissances qui nuirait au récit. On apprend des choses sur l’Ukraine, la période soviétique, le nucléaire, etc. mais tout cela est très bien fait et jamais au détriment de l’intrigue.
Cette dernière est solide, avec son lot de rebondissements, dont certains sont particulièrement bien sentis. Les aller-retour entre aujourd’hui et 1986 sont bien dosés, la construction de l’ensemble concourant à l’efficacité du récit. Les personnages ne sont pas inoubliables mais assez charismatiques pour qu’on prenne plaisir à les suivre. Seul bémol ou presque, le personnage de Sokolov, milliardaire misanthrope et acariâtre persuadé que l’argent achète tout, est classique pour ne pas dire un peu « facile ».

Passionnant et efficace, De bonnes raisons de mourir se dévore admirablement malgré ses quelque 500 pages. Nous suivrons attentivement le parcours de Morgan Audic et en attendant, pour ceux qui seraient comme nous passés à côté, n’hésitez pas à lire Trop de morts au pays des merveilles.

De bonnes raisons de mourir, de Morgan Audic, Albin Michel (2019), 490 pages.