Archives de la catégorie ‘Polar océanien’

À la grâce des hommes (Burial Rites) est le premier roman de la jeune Australienne Hannah Kent, paru aux Presses de la cité en mai dernier.

Résumé

Ránhóla, nord de l’Islande, mardi 12 janvier 1830.
Agnes Magnúsdottir est décapitée ce jour (ainsi que Fridrik Sigurdsson) pour l’assassinat de son amant, Natan Ketilsson. Cela fait d’elle la dernière femme à avoir été condamnée à mort en Islande. En attendant l’exécution, la criminelle avait été placée dans une famille islandaise, faute de prison disponible. C’est cette histoire que nous raconte Hannah Kent.

Mon avis

À la grâce des hommes est un ouvrage atypique à plusieurs égards.
Puisque l’on sait dès le départ et avec certitude qu’Agnes va mourir, et même de quelle façon, on pourrait se dire que le suspense n’a pas sa place ici. Pourtant, la jeune Australienne parvient à accrocher le lecteur assez rapidement. Agnes, malgré ce qu’elle a (ou aurait) fait, est plutôt attachante, et la relation qu’elle entretient avec le jeune révérend Tóti, qu’elle a choisi comme confesseur, est assez ambiguë pour être suivie avec curiosité. On regarde aussi évoluer l’attitude des membres de la famille contrainte d’héberger Agnes. D’abord aussi dégoûtés qu’apeurés d’avoir un monstre sous leur toit, Margrét, son mari et leurs deux filles, Steina et Lauga, se mettent peu à peu à éprouver des sentiments – contradictoires – pour Agnes et à la traiter comme l’être humain qu’elle demeure malgré tout.
À la grâce des hommes est également intéressant en ce sens qu’il flirte avec les genres. Là où Hannah Kent avait matière à écrire un passionnant documentaire sur la fin de vie de la dernière condamnée à mort islandaise, elle a choisi d’en faire un roman. Hormis quelques extraits de correspondances retrouvées dans les archives de l’affaire Ketilsson et présentés au fil des pages, le texte est écrit à la manière d’un roman. Tout en se basant sur des faits avérés, l’auteur comble les trous, affine la psychologie des personnages, rend vivants les paysages islandais, décrit la rudesse des conditions de vie de l’époque…

À la grâce des hommes prend son temps, aussi ne satisfera-t-il peut-être pas les amateurs de thrillers survitaminés. En revanche, pour ceux qui se laisseront entraîner, Hannah Kent offrira une immersion dans les rigueurs hivernales de cette Islande rurale du début XIXe. Original et dépaysant.

À la grâce des hommes (Burial Rites, 2013) d’Hannah Kent, Presses de la cité (2014). Traduit de l’anglais (Australie) par Karine Reignier-Guerre, 395 pages.

Australia Underground, paru en France en 2008 (Actes Sud) est le quatrième roman de l’Australien Andrew McGahan.
Il est depuis disponible en poche dans la collection Babel Noir, toujours chez Actes Sud.

Résumé

Leo James est le frère jumeau du Premier ministre australien. Grâce à cette relation privilégiée, il a pu se construire un petit empire dans l’immobilier. Leo vit dans un complexe hôtelier sur le littoral du Queensland lorsqu’un cyclone s’abat sur la région. Après tout, peu importe : les bâtiments avaient besoin d’être restaurés et l’assurance va tout prendre en charge. Cette catastrophe naturelle, c’est donc plutôt une aubaine pour les affaires. C’est aussi ce que s’est dit un groupe de jihadistes, profitant du désordre général pour enlever le promoteur. En ces temps de guerre contre le terrorisme, il y a forcément moyen de tirer quelque chose de la prise en otage du frère du chef d’État australien…

Australia UndergroundMon avis

« A mon avis les Australiens n’ont eu à affronter qu’un seul défi au cours des vingt dernières années, qui consistait à préserver ce que les générations antérieures nous avaient légué : un pays libre, tout simplement. Ce n’est pas beaucoup demander, direz-vous. Mais en avons-nous été capables.
Je n’ai même pas besoin de répondre. »

Suite aux évènements du 11 septembre 2001, l’Australie s’est alliée aux États-Unis pour éradiquer le terrorisme. Pour ce faire, le gouvernement australien ne fait pas dans la demi-mesure et fait l’amalgame entre terrorisme et Islam. Après un attentat sur le sol australien, l’état d’urgence est décrété, la sécurité renforcée et l’Islam officiellement interdit. De plus, les musulmans sont regroupés dans des « enceintes culturelles », comprenez des quartiers autour desquels des murs ont été dressés.

« – Je détestais tout ce qu’il faut détester.
– Comme quoi ?
– L’autosatisfaction de ce pays. Sa certitude d’avoir raison. Sa cupidité. Son obsession pour des conneries. Les stars, le sexe, l’argent, le sport. On est censés être une société tellement juste, tellement égalitaire. Mais quand tu es pauvre, noir, moche ou réfugié, alors tout le pays te chie sur la gueule tous les jours.
Euh…oui, j’ai mi-même transcrit des pensées similaires dans ces pages. Pourtant, ces « conneries » ne sont pas sans intérêt. Il vaut sûrement mieux être obsédé par le sport que par la guerre et la religion. Dans l’Australie d’avant, le sport, le sexe et la bière étaient tout ce qui comptait. C’est pour ça que j’adorais ce pays. »

Andrew McGahan n’a pas besoin d’en faire beaucoup pour plonger le lecteur dans un futur proche – le roman a été écrit en 2006 et l’action se déroule en 2010 – malheureusement très crédible. Il a simplement à accentuer les traits sécuritaires de nos sociétés occidentales pour nous faire prendre conscience que plus de sécurité rime souvent avec moins de liberté. Les contrôles d’identité sont permanents, et si des soupçons pèsent sur une personne, elle est tenue de répondre correctement à un test de citoyenneté, qui comprend notamment des questions sur le baseball ! En décrivant une situation où les musulmans sont parqués dans des ghettos simplement parce qu’ils sont musulmans, une situation où quelques citoyens décident de résister contre la politique du gouvernement, l’auteur n’hésite pas à établir des parallèles entre un futur possible de l’Australie et les pages les plus sombres de l’histoire du vingtième siècle.

« Si je feuillette les débats des quinze dernières années, que vois-je ? Je vois la montée du nouveau nationalisme. Je vois la déclaration de guerre contre la terreur. Je vois la mise hors la loi des réfugiés. Je vois les lois sécuritaires votées quantité de fois, chaque régime devenant plus oppressant que le précédent. Je vois des dizaines d’organisations interdites. Des manifestants emprisonnés. Des libertés qui disparaissent. La coercition légalisée. Je vois de nouvelles normes fixées presque chaque jour pour le fonctionnement d’une démocratie occidentale. Presque à chaque fois, on tolère un peu plus d’horreurs. Et encore un peu plus.
Mais nulle part, absolument nulle part je ne vois les Australiens dire non. Le monstre est silencieux. Et il semble que ce soit de notre plein gré que nous en sommes arrivés là, à ce cauchemar à la George Orwell dans lequel nous vivons tous.
Voilà pourquoi je dis que, comme lecture, c’est à pleurer. »

On suit l’histoire par l’intermédiaire de Leo James, qui raconte ce qu’il a vécu à ceux qu’il nomme ses « chers interrogateurs » (et dont on ne connaîtra pas l’identité avant la toute fin du roman). Ce n’est pas par hasard que le personnage principal de ce roman est loin d’être un héros. En plongeant un promoteur peu scrupuleux et dénué d’intérêt pour la politique dans des situations extrêmes, largement imputables aux choix de ses dirigeants – à la tête desquels figure son propre frère –, Andrew McGahan insiste sur le fait que tout le monde est concerné par la vie politique de son pays et peut un jour avoir à payer la conséquence de ses (non-)prises de position.
Si l’aspect politique-fiction est assurément le point fort de ce roman, l’intrigue n’est pas en reste puisque le suspense est très présent. Les rebondissements sont nombreux et réussis, surprenant bien souvent le lecteur.

« Je n’étais vraiment pas fait pour ce genre d’émotions fortes.
Moi, un enfant placide des années 1950.
Pourtant, dans ma jeunesse, nous avions eu la guerre froide. Quand on y repense, c’était une vraie guerre. Deux puissances monolithiques, de force égale, qui luttaient pour prendre le contrôle du monde entier… ou du moins pour leur destruction mutuelle. C’était un scénario bien différent de ce que nous vivons aujourd’hui, croyez-moi. Les Russes faisaient vraiment peur, c’était un ennemi capable de gagner. Qui aurait pensé que, soixante ans après, l’empire du Mal serait depuis longtemps oublié, mais que nous finirions deux fois plus effrayés à cause de quelques milliers de terroristes apatrides ? Ou bien qu’au nom de leur éradication, nous participerions à une dizaine de petites guerres merdiques à travers le globe ? Staline aurait été ravi de provoquer la moitié de cette frayeur, et pourtant il avait derrière lui une armée de cinq millions d’hommes bien équipés. »

Partant de thématiques d’actualité – terrorisme, insécurité… –, Andrew McGahan propose avec Australia Underground un texte intelligent, original et troublant, mêlant suspense, anticipation politique et roman noir. Un polar très réussi, un auteur à suivre…


Australia Underground (Underground, 2006), d’Andrew McGahan, Actes Sud (2008). Traduit de l’anglais (Australie) par Laurent Bury, 302 pages.

L’os est pointé / Arthur Upfield

Publié: 31 décembre 2009 dans Polar océanien
L’os est pointé est un roman d’Arthur Upfield, Britannique ayant fait sa vie au cœur du bush australien, au point d’obtenir la nationalité australienne. Ecrit entre les deux guerres mondiales, ce roman a été traduit en français seulement en 1994, dans la collection « Grands détectives » de 10/18.

osestpointéRésumé

Un matin d’avril, un cheval rentre seul à Karwir, une exploitation au cœur du bush australien. Où a pu passer son cavalier, un employé du nom de Jeffery Anderson ? C’est ce que se demandent les Lacy, propriétaires des lieux, bientôt aidés dans leurs recherches par tous les habitants du secteur d’Opal.
Cinq mois plus tard, on ne sait toujours pas si Anderson est parti de son plein gré, ni même s’il est encore en vie. C’est ce que va devoir déterminer l’inspecteur Bonaparte – mais appelez-le Bony, il préfère – dépêché de Brisbane pour l’occasion. Lisant le « Livre de la Brousse » mieux que n’importe quel policier, cet inspecteur métis va rapidement faire parler les indices, qui semblent laisser deviner un crime. Trop rapidement même pour certains, qui vont jeter un maléfice aborigène mortel, en pointant l’os sur lui. Le meurtre a-t-il été commis par un membre de la tribu Kalshut ou bien est-ce ce qu’on essaie de faire croire ?

Mon avis

« Si je n’étais pas rebelle à la bureaucratie et à la discipline, je compterais parmi les policiers ordinaires qui vont ici et là et font ceci ou cela, conformément aux ordres qu’ils reçoivent. Ils appellent ça du travail d’équipe. Je ne fais jamais partie d’une équipe. L’équipe, c’est moi. Comme je vous l’ai dit, il me semble, une fois que je commence une investigation, je ne la lâche pas jusqu’à la fin. L’autorité hiérarchique, le temps ne représentent pas grand-chose pour moi, l’enquête en revanche, tout. C’est là-dessus que se fondent mes succès. […] Le sable de la brousse a recouvert tous les indices. Je n’en ai pas un seul qui me permette de démarrer. Pas de corps, pas de fausses dents, pas de couteau sanglant ou de revolver couvert d’empreintes. Mais, sergent, j’ai un cerveau, deux yeux, une faculté de raisonnement, un mépris du temps, de la bureaucratie et de la discipline. Voilà tout ce dont j’ai besoin. »

Arthur Upfield
– né en 1888 – délaisse rapidement son cadre de vie bourgeois et son Angleterre natale pour vivre de petits boulots dans la brousse australienne. On ressent tout au long de ce roman policier l’amour de l’auteur pour ces étendues gigantesques où la magie de la nature opère, comme lors de la grande migration des lapins qu’il retranscrit avec précisions. Les paysages sont magnifiquement décrits au gré des voyages des personnages, aussi bien à cheval qu’en avion.

« Ils ont bénéficié d’une authentique civilisation pendant des lustres. Avant que les Blancs, les Jaunes et d’autres Noirs ne soient capables de converser, ces aborigènes australiens parlaient intelligemment. Ils pratiquaient le socialisme chrétien des siècles avant la naissance du Christ. […] Et maintenant, voilà que l’ombre de la civilisation les guette, même s’ils l’ignorent encore. La civilisation est venue les abattre, les empoisonner comme des chiens sauvages. Ensuite, dans ses journaux satiriques, elle a dépeint les victimes de sa malédiction sous les traits de faibles d’esprit, pour se donner une excuse, elle les a raillés en les qualifiant de sauvages nus, les a enfermé dans des réserves et des quartiers séparés. Elle leur a retiré leurs produits naturels et les nourrit de boîtes de conserves toxiques bien étiquetées. »

Parallèlement se déroule l’enquête, que certains lecteurs pourront trouver lente, mais qu’on ne perd jamais de vue. Mais comme il le justifie plus haut, l’inspecteur Bonaparte aime donc prendre son temps – l’enquête dure plusieurs mois – et se moque bien des ordres envoyés par ses supérieurs. Au fil de ses recherches, il est amené à croiser de nombreux personnages, bien dépeints par l’auteur. C’est notamment le cas des Aborigènes, qu’Upfield a personnellement côtoyés, et qu’il défend avec ardeur, avançant des idées de tolérance peu évidentes à l’époque pour les Blancs. Enfin, comme dans tout whodunit, les principaux personnages sont soupçonnés tour à tour jusqu’à ce que Bony nous livre ses conclusions sur l’identité du criminel.

« Que je me situe entre le Noir, qui fait du feu avec un bâton, et le Blanc, qui tue des femmes et des enfants avec des bombes et des fusils-mitrailleurs, ne devrait pas être retenu contre moi. J’ai eu la satisfaction de pouvoir utiliser à la fois mes compétences intellectuelles et les talents dont j’ai hérité. D’autres, bien entendu, ont utilisé leurs dons pour amasser de l’argent, pour inventer des bombes, des armes et des gaz, et même pour désigner des vainqueurs dans la course entre les races. L’argent et la possession d’une immense propriété ne rendent pas un homme supérieur à un autre, qui se trouve être né métis et qui a consacré sa vie à l’investigation des crimes de manière que les gens normaux puissent être protégés des individus amoraux et anormaux. »

Soixante-dix ans après – le roman a été écrit en 1938 – L’os est pointé demeure un bon polar et un magnifique hymne au bush australien. De plus, c’est ce roman – parmi les trente consacrés à l’inspecteur Bonaparte – qui a donné envie à Tony Hillerman de se lancer à son tour dans l’écriture, à tel point qu’Arthur Upfield est unanimement considéré comme le père du roman policier ethnologique.

A signaler que j’ai choisi ce roman pour représenter l’Océanie dans le cadre du défi Littérature policière sur les cinq continents que j’avais présenté ici-même et que vous pouvez allez (re)découvrir sur le blog qui lui est consacré.



L’os est pointé
(The Bone Is Pointed, 1938) d’Arthur Upfield, 10/18 / Grands détectives (1994). Traduit de l’anglais par Michèle Valencia, 349 pages.