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Rouge ou mort (Red or Dead) est un roman de David Peace consacré au parcours de l’entraîneur de football écossais Bill Shankly, et notamment à son expérience à Liverpool. Il est paru chez Rivages en août dernier.

Résumé

Rouge ou mort, c’est l’histoire de Bill Shankly, un homme entier dont la vie entière tourne autour d’une seule chose : sa passion dévorante pour le football. S’il a d’abord été un joueur professionnel de bon niveau (vainqueur de la FA Cup en 1938 avec Preston North End, 5 sélections en équipe d’Écosse) puis entraîneur de plusieurs clubs, c’est surtout à la longue période durant laquelle il a été manager du Liverpool Football Club (1959-1974) que s’intéresse le roman.

Mon avis

« Et Bill s’approche de l’évier. Bill se penche. Bill ouvre le placard situé sous l’évier. Bill sort le seau rangé sous l’évier. Le seau et les chiffons. Bill referme les portes du placard. Bill pose le seau dans l’évier. Bill ouvre le robinet d’eau froide. Bill remplit le seau d’eau. Bill sort de la cuisine en emportant le seau et les chiffons… »

David Peace est un styliste du roman, ce qui pourra dérouter plus d’un lecteur le découvrant avec ce titre. Dans Rouge ou mort, il joue de la répétition, ou plutôt de la scansion, d’une manière extrême, allant jusqu’à redonner à lire régulièrement des passages en tout point identiques (les entraînements de début de saison, les systèmes de jeu, etc. ). C’en sera peut-être trop pour certains lecteurs, surtout sur près de 800 pages. Ceux-là ne doivent pas espérer que le style change au cours du roman, il n’en sera rien. Pour les autres, après un moment d’adaptation, où la lecture peut s’avérer un peu pénible sans tenir pour autant du pensum, l’ambitieux procédé littéraire de l’auteur de la tétralogie du Yorkshire (1974, 1977, 1980, 1983) prend. Mieux, il fait des miracles, parvenant à faire se passionner des lecteurs intéressés ni par le football ni par Liverpool (comme l’ami Jean-Marc) à des matches des Reds vieux d’un demi-siècle. Quant aux passionnés du ballon rond, ils y trouveront aussi largement leur compte : ils assisteront aux débuts de joueurs de légende comme Roger Hunt ou Kevin Keegan, s’extasieront devant le jusqu’au-boutisme tactique de Shankly et saisiront sans doute un peu ce qu’est le quotidien d’un manager ne vivant que pour son équipe.

« C’est tout ce dont vous avez toujours rêvé, les gars. Tout ce pour quoi vous avez toujours travaillé. La possibilité d’écrire une page d’histoire, les gars. Et de rendre heureux les supporters du Liverpool Football Club. Alors, savourez ce moment, les gars. Profitez-en bien. Parce que vous allez vivre le paradis sur terre, les gars. Vous allez connaître le paradis sur terre. Alors, allons-y, les gars…
Et dans leur vestiaire, leur vestiaire à Wembley. La sonnerie retentit, la sonnerie de Wembley. Et Bill emmène les joueurs du Liverpool Football Club dans le tunnel, le tunnel de Wembley, et jusqu’à la pelouse, la pelouse de Wembley, et dans un océan de rouge, un univers tout rouge. LI-VER-POOL. L’océan si assourdissant, l’univers si bruyant que Londres tout entier, que l’Angleterre toute entière entendent cet océan de nouveau, voient cet univers de nouveau. LI-VER-POOL. À la radio et sur leurs téléviseurs. Leurs téléviseurs couleur. LI-VER-POOL. Les gens entendent les supporters du Liverpool Football Club et les gens voient les supporters du Liverpool Football Club. LI-VER-POOL. Leurs écharpes et leurs drapeaux, leurs banderoles et leurs chansons. LI-VER-POOL. Leurs écharpes rouges et leurs drapeaux rouges, leurs banderoles rouges et leurs chansons rouges. LI-VER-POOL. Leur océan de rouge, leur univers tout rouge. LI-VER-POOL. Et Bill sait que les gens n’oublieront jamais les supporters du Liverpool Football Club. LI-VER-POOL. Leur océan de rouge, leur univers tout rouge. LI-VER-POOL. Ils n’oublieront jamais. LI-VER-POOL, LI-VER-POOL, LI-VER-POOL. »

À la lecture de Rouge ou mort, on comprend aisément que Bill Shankly, personnage hors-norme, fidèle au possible, épris de beau jeu, abhorrant la défaite et ayant un respect sans bornes pour les supporters tout en restant profondément humain (il tenait personnellement à prendre la plume pour répondre aux courriers de fans et y passait des heures), ait pu donner l’envie à David Peace de faire de sa vie un roman. On prend donc plaisir à suivre l’ascension de Shankly, d’abord laborieuse, faite de hauts et de bas, puis irrésistible. Puis, peu à peu dévoré par sa passion – plus d’une femme l’aurait quitté en cours de route ; pas la sienne – Shankly reste campé sur ses certitudes, ayant du mal à saisir l’évolution du football, pas tant du jeu que de ses à-côtés. Commence alors une descente inéluctable au bout de laquelle le monde impitoyable du « foot business » que nous connaissons tous aujourd’hui finira par avoir la peau de cet entraîneur exemplaire, injustement méconnu, y compris des amateurs de football.

« Tout autour du stade, du stade d’Anfield. Ils chantent tous d’une seule voix, tous les 53 754 spectateurs que contient le stade, le stade d’Anfield aujourd’hui. D’une seule voix, les 1 233 137 spectateurs qui sont venus au stade, au stade d’Anfield cette saison. D’une seule voix, ils chantent tous, d’une seule voix rouge, ils chantent tous, SHANK-LY, SHANK-LY, SHANK-LY
SHANK-LY, SHANK-LY,
SHANK-LY…
A l’autre bout du terrain, du terrain d’Anfield. Devant le Kop, le Spion Kop. Bill Shankly lève les bras, Bill Shankly lève les mains. Pour toucher la foule, pour tenir la foule des spectateurs. Et Bill Shankly lève les yeux vers leurs visages, les milliers de visages, Bill Shankly les regarde dans les yeux. Pour chérir la foule et la retenir. Pour retenir ces visages heureux, ces yeux qui sourient. Pour ne jamais les laisser reapartir. Et puis, devant le Kop, le Spion Kop. Bill Shankly baisse les bras, Bill Shankly joint les mains. Ensemble, ensemble. Pour prierr et pour dire merci –
Merci pour ce paradis, un paradis rouge,
sur terre, une terre rouge,
ce paradis
sur terre –  »

Surprenant à plus d’un titre, presque dérangeant dans son écriture, Rouge ou mort est un roman qui s’avère finalement aussi réussi qu’ambitieux, ce qui est peu dire. Certains lecteurs resteront sans doute hermétiques à la démarche littéraire de David Peace. Pour les autres, l’expérience de lecture sera vraisemblablement inoubliable – on en a parfois des frissons. Un tour de force !

Rouge ou mort (Red or Dead, 2013), de David Peace (Rivages), 2014. Traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias, 796 pages.

L’Ange de Coppi, paru chez Phébus en 2013 est un recueil de nouvelles « sportives » signées Ugo Riccarelli.
J’ai appris le décès (en juillet 2013) de l’auteur en préparant cet article ce qui fait donc malheureusement de ce recueil sa dernière œuvre.

Les dix nouvelles qui composent ce sympathique recueil content de manière romancée le destin hors-norme de sportifs mondialement connus (Fausto Coppi, Garrincha, Emil Zátopek) ou moins réputés mais aux parcours d’exception (Guy Moll, Tazio Nuvolari, Edward Whymper). Certaines sont consacrées à des équipes de légende, comme Il Grande Torino ou l’improbable FC Start de Kiev.

Dans une jolie postface, Ugo Riccarelli nous parle de sa passion pour le sport qui l’anime depuis l’enfance et qui concerne aussi bien le football (il soutient le Torino) que le cyclisme ou la Formule 1. Il nous explique que c’est lors d’un séjour contraint à l’hôpital qu’il a « décidé d’écrire ces histoires puisées dans un souvenir ou un songe, un peu entre deux mondes, des histoires réelles ou rêvées ».
S’il est une chose qui est facilement vérifiable au bout de quelques pages, c’est bien la passion non-feinte de l’auteur pour les exploits sportifs et les destins, parfois tragiques, des grands champions.

Ces nouvelles mettent parfois en scène des sportifs qui, sans le savoir, courent à la catastrophe, laquelle va contribuer à les faire entrer dans l’histoire. On pense bien sûr aux joueurs de l’invincible Torino des années 1940, définitivement vaincus par le crash de leur avion, mais aussi à l’alpiniste anglais Edward Whymper et sa cordée funeste ou aux malheureux footballeurs ukrainiens du FC Start, qui furent abattus ou déportés pour avoir osé défier par le football les occupants nazis.

Jack Jonhnson en Espagne (1916)

Si l’on prend plaisir à (re)découvrir ces destins (plutôt) connus sous la belle plume d’Ugo Riccarelli, ce sont d’autres nouvelles que j’ai préférées. J’ai particulièrement apprécié la dernière nouvelle du recueil, « Hé ! Pa’ », qui met en scène un sportif du dimanche connu pour d’autres talents, l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini. Adulte, il fait connaissance avec un adolescent avec qui il se lie d’amitié. Il est amené à jouer avec sa bande avant de se mettre à les entraîner, en connaisseur du beau jeu qu’il était, lui le supporter de Bologne. J’ai aimé également « La bonne couleur », contant le destin hors-norme de Jack Johnson, passé en quelques années des champs de coton au sommet de la boxe mondiale. De 1908 à 1946, il enchaîna 114 combats pour seulement 7 défaites. Il reste pour beaucoup l’un des meilleurs poids lourds de l’histoire, et une personnalité haute en couleurs, ce qui ne plaisait pas trop dans une Amérique encore profondément raciste.

Si vous aimez les nouvelles, le sport et les destinées hors-du-commun, je vous recommande ce recueil. Gageons que vous pourrez aussi prendre du plaisir à lire L’Ange de Coppi même si vous n’êtes pas un grand adepte des événements sportifs.

L’Ange de Coppi (L’Angelo di Coppi, 2001), d’Ugo Riccarelli, Phébus (2013). Traduit de l’italien par Louise Boudonnat, 218 pages.

La petite communiste qui ne souriait jamais est un livre de Lola Lafon paru aux éditions Actes Sud en janvier dernier.

Résumé

La petite communiste qui ne souriait jamais est un objet littéraire aussi rare qu’intéressant. De quoi s’agit-il exactement ? Si sa forme est assez inclassable – le texte tient à la fois de la biographie, du roman ou encore de l’enquête – son sujet est clairement établi : Lola Lafon s’intéresse à Nadia Comaneci.

Mon avis

Tout le monde (ou presque) à déjà entendu parler de cette petite Roumaine, première gymnaste à avoir obtenu la note parfaite en gymnastique, aux jeux olympiques de Montréal en 1976. Lola Lafon s’intéresse à la redoutable athlète qu’elle était mais, au-delà de ses performances, elle s’attache surtout à nous faire connaître la personne, ainsi que le contexte dans lequel elle évoluait.

« Quel âge a-t-elle, demande la juge principale, incrédule, à l’entraîneur. Ce chiffre, quatorze, lui donne un frisson. Ce que la petite a effectué à l’instant dézingue le déroulement des chiffres, des mots et des images. Il ne s’agit plus de ce que l’on comprend. On ne saurait noter ce qui vient d’advenir. Elle jette la pesanteur par-dessus son épaule, son corps frêle se fait de la place dans l’atmosphère pour s’y lover. »

Suivant un fil plus ou moins chronologique, elle nous narre le parcours de Nadia, de ses premiers entraînements, toute jeune fille, à sa fin de carrière compliquée, agrémentée d’un harcèlement médiatique certain.

« Mais pourquoi personne ne les a prévenus qu’il fallait regarder par-là, ragent ceux qui ratent le moment où, Nadia C. se lance en arrière et, les bras en croix, donne unn coup de pied à la lune, saut à l’aveugle, et ils se tournent les uns vers les autres, est-ce que quelqu’un a compris, est-ce que vous avez compris ? Le panneau électronique affiche COMANECI, NADIA, ROMANIA suivi de 73, son dossard, et là où il devrait y avoir la note : rien. On attend. Blêmes, les gymnastes soviétiques vont et viennent dans les travées réservées aux entraîneurs et aux compétitrices qui ont terminé. Elles savent. Les coéquipières de la Roumaine, elles, semblent au désespoir, Dorina tient ses mains jointes, Mariana murmure une phrase en boucle, une autre est affalée, les yeux fermés ; Nadia, elle, un peu à l’écart, sa queue de cheval de travers, ne jette pas un regard au tableau d’affichage. Et c’est lui qu’elle voit en premier, Béla, son entraîneur, debout, les bras au ciel, la tête renversée en arrière ; elle se tourne enfin et découvre sa sanction, ce terrible 1 sur 10 qui s’inscrit en nombre lumineux face aux caméras du monde entier. Un virgule zéro zéro. Elle repasse de possibles fautes dans sa tête, l’arrivée du saut périlleux arrière éventuellement, pas assez stable, qu’est-ce qu’elle a pu faire pour mériter ça ? Béla la serre dans ses bras, t’en fais pas chérie, on va déposer une réclamation. Mais un des juges attire son attention. Parce que le Suédois se lève. Parce qu’il a les larmes aux yeux et la fixe. Et tous nous raconteront cet instant tant et tant de fois qu’elle n’est plus sûre aujourd’hui de l’avoir vécu, peut-être l’a-t-elle vu à la télé, peut-être cet épisode a-t-il été écrit pour un film. Le public s’est levé et de leurs dix-huit mille corps provient l’orage, leurs pieds grondent rythmiquement au sol et le Suédois dans le vacarme ouvre et ferme la bouche, il prononce des mots inaudibles, des milliers de flashs forment une pluie d’éclairs inégaux, elle entrevoit le Suédois, que fait-il, il ouvre ses deux mains et le monde entier filme les mains du juge vers elle. Alors, la petite tend ses mains vers lui, elle demande confirmation, c’est un… dix ? Et lui, doucement, hoche la tête en gardant ses doigts ouverts devant son visage, des centaines de caméras lui cache l’enfant, les gamines de l’équipe roumaine dansent autour d’elle, oui, amour, oui, ce un virgule zéro zéro est un dix. »

Chaque chapitre est « romancé » sur la base d’événements réels, puis suivi des commentaires de Nadia Comaneci que Lola Lafon a pu contacter tout au long de l’écriture de son texte.

Il n’est sans doute pas nécessaire d’apprécier la gymnastique, ni même le sport, pour s’intéresser à cette Petite communiste qui ne souriait jamais. Tout y est intéressant, et particulièrement le contexte géopolitique de l’époque, les succès de Nadia étant mis en parallèle avec la guerre froide. La plongée que nous offre l’auteur dans la Roumanie communiste puis après la chute de Ceaușescu vaut à elle seule le détour.

Truffé d’anecdotes et bien pensé, ce texte inclassable de Lola Lafon se lit très bien. Sous couvert de s’intéresser à une championne de gym mondialement connue, on apprend aussi pas mal de choses qu’on ne pensait pas forcément trouver ici. Une belle réussite.

La petite communiste qui ne souriait jamais, de Lola Lafon, Actes Sud (2014), 320 pages.