Articles Tagués ‘A la campagne’

Candyland est un roman de Jax Miller paru dans la collection Ombres Noires de Flammarion en 2017. Il est traduit par Claire-Marie Clévy et désormais disponible au format poche chez J’ai Lu.

pol_cover_24713Résumé

Sadie Gingerish, élevée dans une famille Amish, tient désormais une confiserie artisanale dans une petite ville de Pennsylvanie. Sa vie pourrait être meilleure, mais ça pourrait aussi être pire.
C’est d’ailleurs ce qui va se passer lorsqu’elle apprend la mort de son fils, vraisemblablement assassiné par sa petite amie.
Voulant noyer son chagrin, Sadie décide, elle qui ne boit pas, d’aller se saouler dans un bar. Elle y rencontre Danny, qui semble différent des autres poivrots présents dans l’établissement. Non seulement il l’écoute, mais il semble la comprendre. Entre eux, quelque chose se passe. Ce qu’ils ne savent pas encore, c’est que la fille de Danny, Allison, n’est autre que la meurtrière présumée de Thomas. Chienne de vie.

Mon avis

Une fois n’est pas coutume, commençons par le bémol. Sans trop dévoiler l’intrigue, disons simplement qu’une grande partie des personnages de ce roman va être amenée à interagir à bien des égards, et rarement pour le meilleur. C’est souvent le cas dans les romans noirs ceci dit. Sauf qu’ici ça paraît parfois un peu gros. Peut-être une question de dosage ?

Pour autant Candyland se lit avec passion et Jax Miller s’avère être une virtuose du détricotage chronologique alors même qu’il ne s’agit là que de son second roman – après Les Infâmes, salué à sa sortie et plusieurs fois récompensé. Les flashbacks sont incessants, donnant à voir le passé des protagonistes à diverses périodes de leurs existences mouvementées. On imagine le travail titanesque que tout cela à dû demander. Pourtant, tout est fluide, simple, et le lecteur n’est jamais perdu. Une gageure réussie haut la main.

Les personnages, assez nombreux au demeurant, sont tous plus ou moins fêlés – l’acception exacte importe peu ici – et ont tous eu à vivre des moments pour le moins délicats dans leur existence. Les tragédies personnelles – destins contrariés, amours impossibles, addictions diverses… – sont nombreuses et vont amener les uns et les autres à être ce qu’ils sont et à faire ce qu’ils font. Le tableau général est très sombre, de même que le décor, une cité minière du Rust Belt en pleine déliquescence. Le Candyland du titre, qui donne le la, est un ancien parc d’attractions dédié aux confiseries, et qui, désaffecté, rouille sur place, offrant désormais un abri aux jeunes désireux de se livrer à quelques activités interlopes loin du regard de leurs parents. Pour autant, Jax Miller parvient à insuffler une touche d’espoir à ses personnages, qui conservent pour la plupart une dose d’humanité. Le rôle de Sadie, central, est intéressant, mais peut-être pas le plus réussi. Danny et sa relation avec sa fille sont intéressants. Certains seconds couteaux sont assez caricaturaux, mais peut-être était-ce voulu ?

Bien que souffrant de quelques imperfections et d’un côté un peu hollywoodien par moments, Candyland est un très bon roman, oscillant entre noir et thriller et flirtant même avec le conte façon Grimm, qui ne laisse quasiment aucun répit au lecteur. On ne voit pas passer les quelque 500 pages, qui se lisent admirablement bien.

Candyland (Candyland, 2015), de Jax Miller, Flammarion/Ombres Noires (2017). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claire-Marie Clévy, 480 pages.

 

 

Grossir le ciel est un roman de Franck Bouysse paru en 2014 à la Manufacture de livres.
Il figure parmi les finalistes du Trophée 813 du meilleur roman francophone.

Résumé

Les Doges, petit village des Cévennes, entre Mende et Alès. C’est là que vit Gustave Targot depuis toujours. Pas de femme, pas d’enfants, pas vraiment d’amis non plus : la seule compagnie de Gus se résume à Mars, son chien, Abel, son voisin, et à ses quelques vaches, dont il prend grand soin. Une vie tranquille, sobre mais plutôt heureuse. Jusqu’à ce jour de janvier 2007 où meurt l’Abbé Pierre et où Gus découvre une grosse tache de sang dans la neige, non loin de la ferme d’Abel.

Mon avis

Franck Bouysse, qui n’en est pas à son premier roman, sait y faire pour hameçonner son lecteur dès les premières pages. Comme Gus, nous sommes curieux de savoir comment vont – mal – tourner les choses à partir de la découverte de la tache de sang. Car il ne fait rapidement guère de doute que les choses ne vont pas aller dans le bon sens.
Bien qu’il soit particulièrement bourru – c’est peu de le dire – et quelque peu misanthrope, Gus n’est pas un mauvais bougre, et l’auteur parvient à nous le rendre plutôt sympathique au fil des pages.

« Une fois sur place, il décapa la couche de neige, puis arracha deux piquets pourris. Il fit ensuite des trous à la barre à mine avant de présenter deux piquets neufs qu’il enfonça à grands coups de masse claquant comme des détonations d’arme à feu, ricochant de loin en loin dans le brouillard. Après quoi, il démêla le fil de fer sans le remplacer, puis le rajusta en rangs équidistants qu’il fixa à l’aide de cavaliers. Il avait toujours eu l’habitude de bien faire les choses, de prendre son temps pour que le résultat soit à la hauteur de son ambition, parce que la contrainte des efforts supplémentaires exigés étaient bien moindre que l’insatisfaction d’un travail bâclé. Il en avait fait l’expérience plus d’une fois quand il était bien plus jeune et qu’il ne mesurait alors pas les choses et leur impact avec la même toise qu’aujourd’hui. »

Contrairement à l’effervescence qui nous est souvent servie dans les polars urbains, ce roman épouse le rythme de vie de ses protagonistes. Franck Bouysse prend son temps pour brosser ses personnages, nous donner à voir les bucoliques paysages des campagnes cévenoles ou même nous décrire le quotidien de la vie paysanne. Tous les auteurs ne peuvent pas raconter un vêlage comme si on y était sans que cela ne soit rébarbatif pour un sou.

Le romancier ne laisse pas pour autant l’intrigue de côté, et l’angoisse qui monte peu à peu en Gus, lequel voit un peu partout des signes lui inspirant de mauvais pressentiments, est communicative. Il se met peu à peu à suspecter tout le monde, à commencer par Abel.
Le final concluant ce drame annoncé est à l’image du roman : rude, beau, poignant.

Campagne profonde, rigueurs hivernales, protagoniste solitaire amoureux des bêtes… : Grossir le ciel partage bien des points communs avec l’excellent Julius Winsome. Et Franck Bouysse n’a même pas à souffrir de la comparaison avec Gerard Donovan car là aussi, l’écriture est belle, parvenant sans mal à dépeindre la rudesse de la nature et de ses habitants. À tel point que le titre n’aurait pas dépareillé dans la collection française de Gallmeister, si tant est qu’elle existât.

Grossir le ciel, de Franck Bouysse, La Manufacture de livres (2014), 198 pages.

Des nœuds d’acier, paru chez Denoël en 2013, est le premier roman de Sandrine Collette.

Finaliste du Prix Polars Pourpres dans la catégorie Découverte et du Prix SNCF du polar (qui sera remis mi-mai), il a surtout remporté l’an dernier le Grand prix de littérature policière

Résumé

Théo a pris 19 mois fermes pour avoir passé son frère à tabac après avoir découvert qu’il avait fricoté avec sa femme. N’ayant pu s’empêcher de retourner le voir à sa sortie de prison alors que cela lui était formellement interdit, il décide de se mettre au vert. Il loue une chambre dans un gîte rural bien perdu et passe son temps entre repos et randonnée. C’est durant l’une de ses promenades qu’il est enlevé par deux types, qui vont le séquestrer dans leur maison isolée de tout. Le début de l’enfer…

Mon avis

Le huis clos centré sur un personnage enfermé à qui ses geôliers font vivre des horreurs, c’est vu et revu, ne peut-on s’empêcher de penser. On songe immédiatement au Misery du grand Stephen King (de nombreux lecteurs se souviennent encore de l’écrivain Paul Sheldon et de la terrible Annie Wilkes). Les Français ne sont pas en reste, de La forêt des ombres de Franck Thilliez aux Morsures de l’ombre de Karine Giebel.

Sans non plus révolutionner le genre, Sandrine Collette, qui signe là son premier roman, parvient à accrocher le lecteur, notamment par le choix de son personnage principal, qui n’est pas non plus exempt de tout reproche.

Persuadé de pouvoir s’échapper facilement et rapidement, Théo fait d’abord preuve de courage. Traité comme un chien par ses « maîtres », deux vieux frères pas tout à fait sains d’esprit, qui le font travailler jusqu’à l’extrême, l’attachent en permanence et lui donnent pour seule nourriture les restes de leurs repas, il sombre peu à peu psychologiquement et physiquement. Sans en faire trop (pas de scènes de violence gratuite ni de gore superflu), l’auteur parvient à nous rendre finalement plutôt sympathique ce quadragénaire pourtant monstrueux à certains égards.

Des nœuds d’acier n’est pas exceptionnel en ce qu’il n’est pas particulièrement original. Pour autant, il s’agit d’un bon thriller psychologique sur le thème rebattu de l’enfermement contraint. Bouclant son récit en quelque 250 pages qui se lisent d’une traite, Sandrine Collette ne tombe pas dans la mode du premier roman « pavé ». C’est sans doute en partie cette efficacité qui a été saluée par le jury du Grand prix de littérature policière, qui lui a décerné l’an dernier cette récompense convoitée. Depuis, Des nœuds d’acier est disponible en poche et l’auteur a poursuivi sur sa lancée avec Un vent de cendres, paru le mois dernier, toujours chez Denoël.

Des nœuds d’acier, de Sandrine Collette, Denoël (2013), 272 pages.
Sorti depuis en Livre de poche (2014), 264 pages.

Pauvres zhéros est un roman de Pierre Pelot initialement publié au Fleuve Noir en 1982.

Je l’ai lu dans une version de 1995 paru dans la collection CRIMES de l’éditeur Car rien n’a d’importance. Le format tout en longueur n’est pas très pratique et la couverture est hideuse. C’est pourquoi je vous l’épargne et vous mets à la place celle de la dernière édition en date, parue dans l’excellente collection Rivages/Noir en 2008 et non épuisée à ce jour contrairement aux précédentes (vous noterez au passage l’infime variante de titre).
A signalera aussi, une adaptation BD signé Baru dans la collection Rivages-Casterman-Noir que je lirai sans doute un de ces quatre.

 

Résumé

 

Sylvette Duty travaille dans un orphelinat. Alors qu’elle fait une sortie seule en forêt avec les enfants – sa collègue lui a fait faux bond – elle a un gros problème. Le petit Joël, un trisomique de six ans, manque à l’appel. Paniquée, elle décide d’abord de taire sa disparition.

Nanase et Darou sont de ceux dont on dit dans leur dos qu’ils sont « braves » ou « pas méchants ». Ils se tiennent souvent compagnie et montent des petites combines. Après avoir commis un petit larcin non-prémédité (l’occasion fait le larron), Nanase se rend en pleine nuit chez Darou pour planquer son butin. Il retrouve son ami en état de choc, victime de ce que Nanase appelle ses « crises d’imagination ». Ce coup-ci, il a bien du mal à s’en remettre, persuadé qu’il est de l’arrivée des « estraterresst ».

Mon avis

 

« Au Café de la Paix, les messieurs en complet-trois-pièces-cravate ne se risquaient guère, ou alors par erreur, par hasard, et s’ils n’étaient pas du pays. […] Ici, c’était le jean et le blouson, les baskets, les bottes de moto, les godillots, les tatanes vulgaris, le tapis vert pour la belote ou le tarot, la bière, canette et pression, le rouge, le pastis et le rhum. Ici, on ne parlait pas en hommes d’affaire, la conjecture on s’en tapait : on causait du boulot qui pèse, des dernières chienneries du patron ou de ses larbins lèche cul, on commentait les nouvelles du monde qui ne tourne plus rond, on disait ce qu’il faudrait faire et ce qu’on ferait si on avait les commandes, on refaisait le monde tout en essayant de ne pas s’écouter trop (à cause du ridicule et de l’inutilité pesante de la situation, bien entendu…), on racontait les femmes que l’on avait baisées, celles qu’on avait loupées, celles qu’on aurait un de ces quatre matins… Pour l’habitué, ici, quand il poussait la porte, c’était comme s’il entrait chez lui ; pour le nouveau venu, c’était comme entrer chez quelqu’un, pas dans un café. »

 

Avec Pauvres zhéros, Pierre Pelot nous plonge dans la réalité crue d’un certain monde rural – ici, un village de Moselle, mais ça pourrait tout aussi bien être ailleurs – et c’est pas joli joli. Comme quelques auteurs (trop peu nombreux je trouve) il s’intéresse au quotidien des petites gens, ceux qui vivent difficilement le travail précaire ou le chômage, le handicap, le regard impitoyable des autres, l’alcoolisme…

 

« Sylvette regardait la télé mais c’était l’intérieur de son être qu’elle voyait sur le petit écran.

Et alors ma vieille ? […]

Eh puis… et puis ce sera bientôt l’hiver, le gris, le froid, le blanc, la gadoue ou le gel, les journées de quelques heures, les nuits de quelques jours, les pieds glacés dans les chaussures poreuses, les lèvres crevassées, les engelures aux doigts, le gel aux carreaux… Ouvrir ses volets sur la rue comme un gouffre, chaque matin, quand un camion passe dans un vacarme mou, éclaboussant de toutes ses roues jusqu’à deux mètres de haut les murs des maisons… Se dire que le mois d’avril n’a jamais été qu’un souvenir, ou une vue de l’esprit, une imagination, un jeu… Et puis Sylvette Duty vivra au milieu de toutes ces secondes, ces minutes. À se cacher, pendant un temps, à être là dans la salle à manger où l’on ne mange plus, à regarder la télé, à écouter le vent dehors et les bruits des gens qui vivent et qui passent. […]

Elle est assise sur le bord du canapé et regarde cet écran qui raconte les malheurs du monde. Jamais les bonheurs. […]

Oh ! Ce n’est pas si grave, allez… Juste une chômeuse de plus. […] Une chômeuse de plus, un gosse disparu : vous voudriez probablement qu’à cause de cela le monde s’arrête de tourner. »

 

Les protagonistes sont bien croqués. La jeune Sylvette Duty, écrasée par son défaut de vigilance, et à qui il est bien facile de faire porter le chapeau, elle qui était à peine salariée de l’établissement (on évoque un obscur contrat « à l’essai », et ce depuis des mois !). Nanase et Darou, les deux types un peu simples et leur amitié rustique sont au moins aussi intéressants. Les personnages secondaires ne sont pas en reste. On trouve José Manucci, le copain de Sylvette, un ancien légionnaire qui rumine encore ce qu’on lui a fait subir, mais aussi la tante Yvonne et la cousine Dandine, à qui Nanase rend souvent visite, armé de restes de viande pour les dizaines de chats ayant élu domicile dans la vieille bicoque.

 

Les Inconnus ont rappé avec humour que la banlieue était pas rose et morose. Pierre Pelot nous prouve s’il en était besoin que les zones urbaines n’ont pas le monopole de la misère dans ce roman pas très optimiste et parfois dur. Pour que ce « vieux » roman ait connu autant de rééditions c’est qu’il devait avoir « un truc ». Effectivement, c’est du lourd, et en refermant le roman on ne peut s’empêcher de penser : Pauvres zhéros.

 

 

 

Pauvres zhéros, de Pierre Pelot, Car rien n’a d’importance, 1995, 188 pages.
Réédition sous le titre Pauvres z’héros en Rivages/Noir, 2008, 238 pages.

Voici donc le premir roman de mon challenge pour faire ABC ma PAL.
Avant de gagner des destinations plus exotiques, je trouvai logique de partir de chez moi, du Finistère. Ca tombe bien, ça fait des années que je voulais lire
Gérard Alle, et en particulier ce « polar fermier », dont le titre me plait beaucoup.
Il faut buter les patates, paru chez Baleine dans la collection Ultimes polar en 2001, est le second roman de Gérard Alle.

Résumé

Yves, sorti satisfaire une envie pressante, croit entendre des gémissements. Il trouve son voisin Michel allongé dans la boue à côté de son tracteur, assommé, une vilaine plaie à la tête. Pour les deux agriculteurs, pas de doute, il s’agit d’un avertissement des hommes de Raymond Cloarec, le « roi du cochon », président de la « Coopé », qui veut faire main basse sur les terres des deux paysans pour agrandir son empire. Ces derniers ne veulent pas vendre leur ferme familiale et sont bien décidés à résister à tout prix.

Mon avis

« Les gens d’ici, ils sont pas comme toi, ils sont comme moi, ils aiment leur pays. Et plus il est pourri, plus ils l’aiment. Plus tu leur dis qu’ici c’est foutu, qu’il faut foutre le camp, plus ceux qui restent sont fiers d’être là. Ils ont la rage. Aucun moyen d’agir, aucune imagination, mais la rage. Les quelques jeunes qui restent, tu leur proposes quelque chose d’exaltant… Par exemple : on fait la plus grande porcherie d’Europe ou, pourquoi pas, le plus grand festival de rock du monde. On le fait ici. On le fait ensemble. Dans les journaux, ça sera marqué : ce sera ici et pas ailleurs. On sera les meilleurs. On réussira quelque chose ensemble, tous ensemble. Pour arrêter de passer pour des ploucs, ces gens sont capables de beaucoup de choses, tu sais. »

Paru en 2001 chez Baleine, ce second roman de Gérard Alle est sous-titré « polar fermier ». Tout un programme. Ajoutez à cela une citation de Victor Hugo mise en exergue (« Le fait est que les Bretons ne comprennent rien à la Bretagne. Quelle perle et quels pourceaux ! ») et un premier chapitre plantant le décor bien comme il faut et on comprend d’emblée dans quelle ambiance on va être plongés. Dans la boue de la Bretagne profonde, celle où les cochons sont plus nombreux que les habitants et où l’agriculture intensive fait les dégâts que l’on sait.

« Il aperçut dans le lointain les rares talus qui avaient échappé aux remembrements successifs, de timides bosquets, de petits bouts de lande miraculés, autant de vestiges d’un temps révolu, quand les êtres humains habitant la contrée étaient plus nombreux que toutes les poules et les cochons réunis. Ce n’était plus le cas. Les poulaillers industriels et les porcheries ponctuaient çà et là, de leurs taches grises et blanches, le paysage massacré.
Tandis que triomphait sur le haut de la plus haute colline l’immense maison des Cloarec, au bas de la même colline, leur décharge familiale vomissait dans l’eau de la rivière son content d’insultes : carcasses de bagnoles, fûts de produits chimiques éventrés, boîtes de conserve rouillées, vieux sac d’engrais, chat crevé. »

Un habile saut dans le temps nous fait rapidement comprendre que Michel se morfond en prison, sans qu’on ne sache pourquoi. Retour au présent. Hervé, un jeune qui souhaitait s’installer comme agriculteur, a disparu. C’est louche. Michel et Yves vont partir à sa recherche avec l’aide de Joël, un hippie contestataire fort en gueule.

« Moi, je suis pas pour les feignants. Ça non ! Mais c’est devenu une vie de fous, au jour d’aujourd’hui. Et y en a qui feraient mieux de s’arrêter un peu pour réfléchir. Ça ferait moins de dégâts. Pour sûr. »

L’intrigue tient la route, les personnages sont attachants, et comme dans un Poulpe – l’auteur en a d’ailleurs écrit un peu après, Babel Ouest, le seul titre bilingue de la collection, moitié français moitié breton – Gérard Alle en profite pour dénoncer. Ici, la cible est le modèle agricole intensif et tout ce qui va avec : les ravages qu’il a provoqués en Bretagne, pour les hommes comme pour la nature, mais aussi les collusions entre les patrons de l’agrobusiness et les édiles locaux. On dépasse les quotas, on pollue à foison, on nourrit les bêtes aux farines animales… mais tant qu’on crache au bassinet, on est couvert par les huiles, au grand dam des écolos.

« En arrivant au-dehors, cochons et coches hésitaient, ne voulaient plus avancer. Comme si le grand air les effrayait. […] Certains animaux ne tenaient pas sur leurs guiboles et s’effondraient en grognant. Mais au bout de quelques minutes, la plupart s’enhardissaient. Les verrats, qui n’avaient jamais connu que la branlette, dont le sperme n’avait servi qu’à remplir les pailles d’insémination, montaient les truies, qui subissaient le premier coït de leur vie, sans état d’âme apparent. Cochons et coches, verrats et porcelets découvraient le ciel, le vent, la pluie, la vie. Tout à la fois. Ils goûtaient l’herbe verte, puis grattaient le sol, se roulaient par terre. Certains donnait l’impression de rire aux éclats. D’autres gambadaient allégrement ou ruaient de plaisir. D’un seul coup, de vulgaires sacs à merde redevenaient des animaux. Vivants et heureux de vivre. »

Si l’ensemble se lit bien, le lecteur pourra peut-être regretter que les dosages ne soient pas les mêmes du début à la fin. Alors que le roman commence comme un roman noir social, les touches d’humour se font de plus en plus présentes et le récit se termine en comédie loufoque, où certaines situations cocasses feront assurément passer un bon moment de rigolade. L’auteur s’amuse avec la langue française, passant sans mal de descriptions plutôt classiques à une gouaille paysanne. Il parvient même à nous faire l’accent québécois par écrit, ce qui n’était pas gagné d’avance.

« Souvent, dans les bouquins, ce sont les flics qui sont les héros ou les méchants. Singulière idée. La plupart des policiers sont tout à fait insignifiants. Ceux qui m’ont interrogés jusqu’à présent l’étaient. Fonctionnaires. Médiocres. Au service des puissants. Comme dans toute administration, les meilleurs et les originaux, ceux qui pourraient devenir des héros, ont toutes les chances de rester dans le rang. Bien sûr, il reste les pourris. Mais être flic, c’est déjà beaucoup. Pas la peine d’en rajouter… tout me porte à penser qu’il n’y a pas plus de héros et de pourris chez les flics que chez les péquenots. »

Paru il y a une douzaine d’années, Il faut buter les patates entre encore étonnamment en résonance avec l’actualité bretonne. Les manifestants du roman arborent des casquettes et non des bonnets rouges mais pour le reste, les choses n’ont guère changé. Les lecteurs de l’Ouest saisiront les clins d’œil adressés par Gérard Alle, tel ce festival de rock ambitieux créé par un certain Tristan Cloarec pour redynamiser le territoire.

 

 

Il faut buter les patates, de Gérard Alle, Baleine/Ultimes polar (2001), 193 pages.

Chiennes de vie : chroniques du sud de l’Indiana (Crimes in Southern Indiana) est un recueil de nouvelles de Frank Bill paru à la Série Noire cette année, traduit de l’américain par Isabelle Maillet.

 

Résumé

 

Des dealers amateurs recevant une bonne leçon. Un jeune vétéran de l’Afghanistan qui pète un câble. Un agent de la protection de l’environnement pour le moins malchanceux. Une tragique histoire d’amour. Un fils surprenant son père en train d’assassiner froidement sa cousine. Un accident d’ascenseur. Un gamin utilisé par sa mère pour commettre des larcins. L’enlèvement du chien de race d’un chasseur de ratons laveurs. Mais aussi des combats de chiens, le viol de la femme d’un policier, des trafics de meth, de la boxe, etc.

 

 

Mon avis

 

« Il avait poussé jusqu’à Morehead, puis rebroussé chemin en direction de Pine Ridge, Campton, Jackson, Hazard. Et Whitesburg, où chacun connaissait l’arbre généalogique de son voisin, pêchait à la dynamite et chassait avec un calibre 12 à deux coups. Tous les pères de familles possédaient de grandes exploitations où travaillaient dans les mines de charbon des comtés environnants, comme Harlan, qui payaient bien. Personne ne manquait l’office du dimanche, et peu importait le montant de l’obole au moment de la quête ; c’était un endroit où les gens menaient une vie simple, sans prétention. Et c’était là que Deets avait compris qu’il avait voyagé pendant si longtemps pour oublier qui il était, et ce qu’il essayait de fuir. »

 

Voici certains des sujets abordés dans les dix-sept nouvelles de ce livre. On reproche souvent aux recueils de ce type de contenir des textes inégaux, voire hétérogènes. Rien de tout cela ici. Si chacun raconte des histoires différentes, ces dernières auraient toutes pu figurer dans la rubrique faits divers d’une gazette du sud de l’Indiana. Chaque morceau raconte l’histoire de gens simples, plutôt ordinaires dans l’ensemble, dont la vie bascule subitement pour une raison ou pour une autre, et rarement pour le meilleur. À travers les destins tragiques de ces quelques personnages, Frank Bill nous dépeint avec une plume acérée les conditions de vie difficiles de l’Amérique profonde d’aujourd’hui et ce qu’elles entraînent. Au fil des histoires, tout y passe : l’alcoolisme, la drogue, les violences conjugales, les viols, le stress post-traumatique des vétérans des G.I., etc.

 

« À cette époque, personne ne parlait du syndrome de stress post-traumatique. Des dégâts provoqués par la guerre dans le cerveau d’un homme. Des conséquences de ce que celui-ci avait pu voire, entendre et faire avec d’autres. De même, la maltraitance des femmes était un sujet tabou. On ignorait le problème, tout simplement. C’était l ‘époque où le « jusqu’à ce que la mort nous sépare » était la règle imposée du mariage. Une femme ne quittait pas son mari, elle lui obéissait.

Quand le Mécano battait son épouse, pourtant, la violence ébranlait les murs. Le corps de la malheureuse rebondissait d’une cloison à l’autre comme une boule de flipper, sauf qu’il n’y avait pas de petite musique électronique pour ponctuer le score, juste des suppliques et des excuses étranglées qui ne rencontraient aucune pitié. Rien que de la sauvagerie. Une fois la porte refermée sur la chambre d’à peine neuf mètres carrés, à peine plus qu’une boîte, la violence traversait les cloisons de Placoplâtre pour aller contaminer le salon. Où, du canapé dont les coussins avachis assuraient une assise confortable, deux adolescentes dévoraient des yeux l’écran du téléviseur noir et blanc. Un téléviseur qui égayait la pièce avec des images de Tom et Jerry – le genre de dessin animé conçu pour distraire les enfants, qui nourrissait leur propre dépendance à la violence. Portes claquées sur différentes parties du corps. Assiettes fracassées sur des crânes. Coups de maillet répondant aux coups de poing dans la chambre d’en face.

Même le joli papier peint de couleur vive ne suffisait pas à la masquer – toute cette laideur dans l’air. Les filles savaient qu’à la moindre tentative de leur part pour défendre la femme, leur mère, elles auraient le droit à un traitement semblable : le déchaînement de dix articulations divisées en deux poings.

Cette notion s’était enracinée dans leur esprit innocent, elle était devenue une partie intégrante de leur vie quotidienne, un réflexe aussi instinctif que celui de respirer. Pour elles, c’était la norme. »

 

Si ce recueil n’est assurément pas à mettre entre toutes les mains – certaines passages sont vraiment difficiles – on ne peut guère taxer l’auteur d’avoir voulu faire étalage de violence gratuite. Ces Crimes du sud de l’Indiana (traduction littérale du titre original) sont le résultat de processus divers et variés ;ils résultent de quelque chose. Et si l’on ne peut les accepter, on peut parfois les comprendre. Pour se venger, pour défendre sa famille, par amour, par peur, dans un accès de folie, ou simplement pour essayer de s’en sortir, on peut être amené à commettre l’irréparable. Chaque meurtrier n’est pas né « monstre » mais les circonstances de la vie ont fait que leur destin croise celui d’une victime.

« Wayne le voyait à l’attitude de son père, à ses mains obstinément fourrées dans les poches de son pantalon bleu passé, à son pas traînant, à ses regards dont il s’efforçait d’exclure tout jugement : il redoutait le moment où son fils péterait les plombs. Dennis ne savait pas tout, évidemment, mais il en devinait une bonne partie ; pour avoir connu les jungles du Vietnam, il était conscient de la part d’ombre en lui. Il avait dit à Wayne qu’une thérapie l’aiderait peut-être, même s’il n’en avait lui-même jamais suivi à l’époque. En ce temps-là, personne ne respectait les soldats qui rentraient au pays. On attendait d’eux qu’une fois revenus ils reprennent leur vie comme s’il ne s’était rien passé, qu’au pire ils plongent dans l’alcool à la recherche de la personne qu’ils étaient avant de partir. »

 

Chiennes de vie est un recueil de qualité, qui pourra trouver des lecteurs pourvu qu’ils aient le cœur bien accroché et qu’ils soient prêts à lire des nouvelles où l’espoir est pour ainsi dire absent. En refermant le livre, on comprend pourquoi Donald Ray Pollock (cf. son excellent Le Diable, tout le temps) a choisi d’aider Frank Bill à entrer en littérature. Et on l’en remercie.

 

Chiennes de vie : chroniques du sud de l’Indiana (Crimes in Southern Indiana, 2011) de Frank Bill, Gallimard / Série Noire (2013). Traduit de l’américain par Isabelle Maillet, 247 pages.

Le monde à l’endroit (The World Made Straight) est un roman de Ron Rash, publié aux États-Unis en 2006 et en France en 2012 aux éditions du Seuil (traduction : Isabelle Reinharez).

Résumé

Travis Shelton, 17 ans, aime beaucoup pêcher. Alors qu’il taquine la truite près d’une cascade, il découvre des pieds de cannabis, se sert, et les revend. Pas vu pas pris, il recommence. Jusqu’à se faire attraper par le propriétaire, qui le punit à sa façon, en lui charcutant le tendon d’Achille au couteau. Rejeté par son père suite à cet épisode, le jeune Travis est hébergé dans le mobile home d’un certain Leonard. L’ancien prof devenu dealer va redonner au jeune homme, en échec scolaire, le goût d’apprendre. En se documentant, Travis va découvrir que la région a connu un terrible massacre durant la Guerre de Sécession, et que cet épisode a durablement marqué les autochtones.

Mon avis

Après Un pied au paradis et Serena (qu’il a en vérité écrit après ce texte), Le monde à l’endroit est le troisième roman de Ron Rash à paraître dans l’hexagone. On y retrouve les paysages du Sud des États-Unis chers à l’auteur, notamment la région de Divide Mountain. Les belles descriptions des Appalaches, des parties de pêche ou encore de la culture du tabac – le père de Travis dirige une exploitation réputée – confèrent à ce roman un côté « nature writing » que ne renierait sans doute pas un éditeur comme Gallmeister.

Au-delà de ça, Le monde à l’endroit est à la fois un roman initiatique et un drame. Une de ces histoires où l’on sait dès le départ que ça va mal finir, mais qu’on prend néanmoins plaisir à lire. On s’attache rapidement aux personnages de Travis et Leonard, qui en sont arrivés là à cause des malchances de la vie et non pas parce qu’ils sont foncièrement mauvais. Les deux hommes s’entendent rapidement et s’entraident, pour le meilleur et pour le pire. Bien qu’il n’y ait pas au départ d’intrigue au sens policier du terme, la tension est forte, l’histoire connaît quelques rebondissements de taille et débouche inéluctablement sur un final enlevé et explosif, après que des éléments ont resurgi du passé.

Écriture soignée, personnages remarquables et tension palpable. Ron Rash offre avec Le monde à l’endroit une espèce de tragédie contemporaine qui marquera sans doute plus d’un lecteur. Un grand roman. Une nouvelle voix sur laquelle il faut compter.

Le monde à l’endroit (The World Made Straight, 2006) de Ron Rash, Seuil (2012). Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez, 288 pages.

Aurora, Minnesota (Iron Lake pour la v.o.) est un roman policier de William Kent Krueger paru aux États-Unis en 1998. Il a été traduit en France par Philippe Aronson et publié au Cherche-Midi en 2011.

Résumé

Malgré la tempête de neige qui s’abat sur Aurora, le jeune Paul Le Beau va livrer ses journaux. Il en a presque fini avec sa tournée lorsqu’il arrive devant chez le juge Parrant. Voyant la porte entrouverte, il entre, pour trouver le corps du vieil homme, qui s’est fait sauter le caisson au fusil de chasse. Mais ça, on ne le sait pas tout de suite…

La mère de Paul signale sa disparition. Lorsque la police, qui a entre temps découvert la mort du juge, se rend compte qu’il y a de fortes chances que Paul soit allé chez lui, elle craint le pire. Le jeune homme a-t-il vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ? L’a-t-on fait taire définitivement ?

Mon avis

Aurora, Minnesota est paru aux États-Unis il y a quinze ans et a reçu dans la foulée les prix les plus prestigieux du polar comme l’Antony Award et le Barry Award. Coup de maître pour un coup d’essai puisqu’il s’agit du premier roman de William Kent Krueger. C’est aussi la première enquête de Corcoran « Cork » O’Connor, l’ancien shérif d’Aurora, encore apprécié de ses concitoyens, qui continuent de le solliciter bien qu’il ait été démis de ses fonctions après une terrible affaire.

Cork est un personnage charismatique auquel on s’attache rapidement. Après avoir perdu son travail, il est en passe de perdre ce qui lui reste de plus cher, sa famille. En effet, sa femme Jo ne l’aime plus et envisage de le quitter, avec leurs enfants. Cork est complètement perdu, entre l’envie de conserver ses proches et le désir qu’il sent monter en lui à chaque fois qu’il retrouve la magnifique Molly, serveuse au Pinewood Broiler.

Wally Schanno, le nouveau shérif, n’avance guère dans son enquête et n’a d’autre choix que de solliciter Cork, lequel semble avoir déjà quelques idées sur la question. Et si le juge ne s’était pas suicidé ? Les deux rivaux ne sont pas au bout de leurs surprises…

William Kent Krueger signe un polar de grande qualité, à l’intrigue riche et passionnante, et aux nombreux rebondissements. Les personnages ne sont pas épargnés mais l’ensemble n’est pas trop sombre, les quelques scènes violentes étant atténuées par des moments plus doux. Cork a beau être un dur à cuire, il est souvent émouvant, dans sa relation avec Molly comme avec ses enfants.

S’étendant sur plus de cinq cents pages, le roman n’est jamais ennuyant, même lorsque l’auteur prend le temps de décrire les rigueurs du climat au Minnesota ou quand il fait la part belle aux Indiens et à leurs légendes, Windigo en tête.

Avec Aurora, Minnesota, William Kent Krueger a fait une entrée très remarqué dans le monde littéraire. Pas étonnant tant ce roman cumule les qualités. Maîtrisé du début à la fin, ce polar fait aussi la part belle aux sentiments et le lecteur se souviendra longtemps de certaines scènes, notamment celle d’une mort, rendue aussi belle que bouleversante par la plume de l’auteur. Cette première enquête de Cork, hautement recommandable, est loin d’être la dernière. En effet, la série comporte déjà une douzaine de titres outre-Atlantique. En France, on peut déjà retrouver Cork dans Les neiges de la mort, A l’heure où blanchit la campagne et Blood Hollow.

Aurora, Minnesota (Iron Lake, 1998) de William Kent Krueger, Cherche-Midi (2011). Traduit par Philippe Aronson, 509 pages.