Articles Tagués ‘Amérique rurale’

Serena est un roman de Ron Rash paru en France en 2011 aux éditions du Masque dans une traduction de Béatrice Vierne.

Résumé

Smoky Mountains, années 1930.
George Pemberton, exploitant forestier aisé, épouse Serena. Alors qu’il craint au départ que la belle ne soit pas faite pour la vie à la campagne, il se rend vite compte qu’elle est non seulement parfaitement à son affaire à cheval ou parmi les bûcherons mais qu’elle sait en plus manier les armes et se montrer sans pitié lorsqu’il s’agit de protéger l’exploitation. Avant de la rencontrer, Pemberton avait eu une brève aventure, et un enfant illégitime, avec une jeune femme du village. Lorsque cette nouvelle parvient aux oreilles de Serena, un processus latent mais irréversible se met en place.

Mon avis

Deuxième roman de Ron Rash à avoir traversé l’Atlantique (après Un pied au paradis), Serena est chronologiquement le quatrième qu’il a écrit, et sans aucun doute le plus abouti.
On se méfie toujours des arguments de quatrième de couverture et des comparaisons flatteuses des éditeurs, souvent à raison. Ici, les allusions au drame élisabéthain et à Macbeth en particulier semblent assez justes, sans qu’il soit question de comparer l’auteur – par ailleurs féru de poésie et poète à ses heures – à Shakespeare. C’est plutôt qu’en termes d’ingrédients, le texte tient davantage du drame classique que du roman noir contemporain.

Comme dans ses autres livres, la plume de Ron Rash fait des merveilles lorsqu’il s’agit de décrire la nature et les paysages sauvages de Caroline du Nord, sans que cela porte préjudice à l’intensité dramatique du texte. Les personnages et leurs tourments, à commencer par le couple autour duquel gravitent tous les autres, George et Serena Pemberton, sont excellemment décrits. Les conditions de travail des bûcherons d’alors sont aussi rudes que les hivers des Smoky Mountains, aussi les morts ne manquent pas dans Serena, qu’elles soient tout à fait accidentelles ou beaucoup moins fortuites. Voraces et sans scrupules, les Pemberton sont craints et prêts à tout pour déforester jusqu’au dernier arbre de la région, dussent-ils graisser quelques pattes ou neutraliser quelques importuns au passage. C’est ainsi qu’au nœud dramatique du récit, il faut ajouter, en toile de fond mais bien présentes, les conséquences du capitalisme et les premières préoccupations écologiques. Certaines scènes sont mémorables et magnifiquement écrites. Même sans avoir vu le film éponyme (sorti en 2014) ou l’adaptation en bande dessinée de Pandolfo & Risbjerg (2018), des images fortes nous restent en tête. On pense aux premières scènes où Serena dresse son aigle par exemple ou à d’autres moments dont il serait plus délicat de parler ici sans trop en dire.

Sans doute le roman ne brille-t-il pas pour l’originalité de ses rebondissements, que l’on pressent en partie, mais là n’était sans doute pas le but de l’auteur. Le texte semble ne pas compter un mot de trop. Lorsque l’on sait que l’auteur l’a écrit et réécrit pas moins de douze fois avant d’en être satisfait, on comprend que le talent, seul, ne suffit pas à produire une telle prouesse.

Serena est au final un roman noir époustouflant mettant en scène une héroïne aussi féroce qu’inoubliable dont on comprend bien, à l’aune de la lecture, pourquoi elle lui donne son nom.

Serena (Serena, 2008), de Ron Rash, Le Masque (2011). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Vierne, 380 pages.

Là où les lumières se perdent (Where All Light Tends to Go) est un roman de David Joy paru chez Sonatine en 2016 dans une traduction de Fabrice Pointeau.
Il est désormais disponible en poche chez 10/18.

couverture-roman-david-joy-lumieres-se-perdentRésumé

Dans une petite bourgade des Appalaches vit Charly, tout juste dix-huit ans. Il aspire à la vie normale des jeunes de son âge. Oui mais voilà, il s’appelle McNeely. Un nom de famille qui fait peur dans les environs depuis des générations. Son père est un caïd de la drogue. Sa mère sort rarement de l’état second que lui procure la meth qu’elle consomme à longueur de temps. Et Maggie, son amie et amour d’enfance sort avec un blaireau. Il aimerait pouvoir la reconquérir et moins sécher les cours mais son père lui demande de plus en plus souvent de l’aider à mener ses affaires sordides. Et à vrai dire, il ne lui laisse pas vraiment le choix.

Mon avis

Récemment auteur d’un second opus, Le Poids du monde, toujours chez Sonatine, David Joy voyait paraître Là où les lumières se perdent en France en 2016. D’un premier roman, ce texte puissant et émouvant, rappelant la plume de Ron Rash (dans Le Monde à l’endroit en particulier), entre autres, n’a pas les habituels défauts. Sans le savoir, il serait d’ailleurs bien difficile pour quiconque de deviner qu’il s’agit ici d’un galop d’essai. Et quel galop ! À partir d’une situation de départ somme toute assez classique – un amour impossible, une famille qu’on ne choisit pas… – David Joy signe un drame magnifique, tantôt atroce tantôt terriblement poignant.

« Certains sont destinés à de grandes choses, à des endroits lointains, et ainsi de suite. Mais d’autres sont englués dans un lieu et vivront le peu de vie qu’on leur accordera jusqu’à n’être qu’un cadavre de plus enterré sous le sol inégal. »

Difficile de ne pas s’attacher à Charly, torturé entre ses aspirations et ce destin tout tracé qui lui semble tellement inéluctable. À tel point que l’impossibilité de quitter la ville et de tracer sa propre route paraît presque physique. Difficile de ne pas tomber amoureux de Maggie, mélange de douceur et de motivation qui est quant à elle bien décidée à mettre toutes les chances de son côté pour fuir ce trou et aller étudier à l’université. Difficile de ne pas ressentir ce mélange de pitié et d’amour filial qu’éprouve le jeune homme envers sa mère décatie, sa jeunesse prématurément partie en fumée dans les volutes d’une drogue qui la consume doucement mais sûrement. Rapidement, des événements conjoints bien que sans véritable lien poussent l’indécis Charly à devoir faire des choix. Les ennuis ne font alors que commencer.

« En l’espace de quelques brèves minutes, mourir était devenu simple. C’était de vivre que j’avais peur. »

Premier roman et première réussite pour David Joy. Là où les lumières se perdent (très beau titre qu’on comprend encore mieux ensuite) vise juste et convainc totalement. Les pages sont souvent sombres mais l’auteur laisse passer quelques rayons de soleil salvateur. Sonatine a récemment annoncé un prochain titre de l’auteur pour octobre 2019, Ce Lien entre nous, qu’on attend déjà avec impatience.

Là où les lumières se perdent (Where All Light Tends to Go, 2015), de David Joy, Sonatine (2016). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fabrice Pointeau, 304 pages.

Le Diable en personne (Ghost in the Fields) est un roman de Peter Farris paru chez Gallmeister l’an dernier dans une traduction d’Anatole Pons.

41avjiufnelRésumé

Maya a dix-huit ans. Ballottée de famille en famille, elle a été amenée à se prostituer pour gagner sa vie. Mais là, Maya fuit. La mort à ses trousses.
Devenue la favorite du maire, qui les préfère jeunes, elle a appris des choses qu’elle ne devait pas savoir. Devenue gênante, on conseille l’édile, plutôt réticent, qu’il n’y a qu’une façon de s’assurer du silence de la fille : l’occire et livrer son corps aux alligators.
Mais voilà, alors qu’elle était ligotée dans le coffre d’une voiture, Maya parvient à échapper à ses poursuivants et à se cacher dans la forêt. Là, rien que des arbres. Et la maison de Leonard Moye.

Mon avis

Dans Dernier appel pour les vivants, premier roman de Peter Farris paru chez Gallmeister en 2015, il était question de braquage et de néonazis. Ici, le point de départ est on ne peut plus classique : une jeune fille fuit des hommes prêts à tout pour faire d’elle un cadavre. Pourtant rebattu, l’auteur rend le sujet passionnant, en grande partie grâce aux deux personnages principaux, tous deux attachants à leur manière. Il y a donc Maya, jeune fille un brin candide mais pas bête, pleine de ressources quand il s’agit de sauver sa peau. Et il y a Leonard. L’ancien vit comme un ermite dans sa cabane avec un mannequin à qui il parle et fait à manger et une bonne collection d’armes à feu. Lors de ses rares virées en ville, il est autant raillé que craint et l’on ne sait plus très bien séparer légende et réalité à son propos. La sombre histoire de corruption mouillant le maire d’une grande ville jamais citée – Atlanta sans doute – n’est pas détaillée et n’est clairement pas le centre du propos. Elle est surtout prétexte à amener les divers personnages dans la présente situation.

S’ensuit cavales, y compris souterraines, fusillades et autres scènes d’action dans lesquelles l’auteur est on ne peut plus à son avantage. Mais aussi quelques moments plus intimes et émouvantes, notamment dans la relation entre ces deux êtres solitaires chacun à leur manière, comme ce passage mémorable où Leonard part en ville avec son mannequin pour lui acheter des serviettes hygiéniques, à moins que ce ne soit pour Maya…
On sent que Peter Farris prend beaucoup de plaisir à jouer avec les codes du genre – méchants retors à souhait, dialogues bien sentis, etc. – et le lecteur n’est pas en reste.

Sans révolutionner le genre, Peter Farris nous propose avec Le Diable en personne un très bon roman noir, plaisant et diablement efficace.

Le Diable en personne (Ghost in the Fields, 2017), de Peter Farris, Gallmeister (2017). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons, 265 pages.

41c7pgutvvlDark Horse est le cinquième roman de l’Américain Craig Johnson.
Paru en français chez Gallmeister (dans la collection « Noire ») en 2013, il a la particularité d’être sorti en poche en Points/Seuil (en 2015) et non chez Gallmeister comme c’était habituellement le cas.

Résumé

Wade Barsad est retrouvé mort, abattu de six balles dans le crâne durant son sommeil. Auparavant, il avait enfermé dans la grange les chevaux de sa femme avant d’y mettre le feu. Tout semble accuser Mary Barsad, qui n’est d’ailleurs pas longue à avouer avant de sombrer dans un mutisme inquiétant. Sauf que, sans qu’il ne s’explique vraiment pourquoi, le shérif Longmire ne croit pas un instant à la culpabilité de la veuve. Pour mener l’enquête incognito dans le comté voisin de sa juridiction, Walt va se faire passer pour un représentant d’assurances.

Mon avis

Après Little Bird, Le camp des morts, L’indien blanc, Enfants de poussière et autant de pépites littéraires, Dark Horse est le cinquième roman de Craig Johnson et par la même occasion la cinquième enquête de Walt Longmire. C’est un véritable plaisir que de retrouver Walt et son équipe – la fougueuse Vic, l’adjoint Branch, mais aussi l’affable Ruby ou encore Henry Standing Bear, l’ami cheyenne du shérif. Comme dans les précédents opus, on retrouve le talent de Craig Johnson pour nous décrire sa rude et belle région du Wyoming. Ici, plus particulièrement la bourgade d’Absalom, petite voisine d’Absaroka, ses quelques rues et ses habitants pas commodes.

Mais contrairement à d’autres auteurs américains (chacun pensera à qui il veut), Craig Johnson prend le soin d’écrire à chaque fois un roman différent. Dans cet épisode, l’auteur s’est amusé à utiliser une construction chronologique originale – obligeant le lecteur à rester attentif – faisant s’alterner des passages relatant l’isolement de Mary Barsad et d’autres, plus récents d’une semaine, narrant l’infiltration de Walt dans le comté d’Abasalom.

« Dans ma vie, j’ai reçu des coups de pieds de chevaux, j’ai été mordu. J’ai été piétiné, écrasé contre des grilles et désarçonné, mais ces merveilleux animaux m’ont aussi câliné, frotté, porté, réchauffé et henni doucement au visage. Je pensais à tous les chevaux que j’avais connus et n’en trouvais pas un de mauvais. Mon père disait que les animaux ne ressentaient pas la douleur comme nous, mais jamais je ne l’avais vu en maltraiter un, jamais. »

Dark Horse, comme son titre le laisse augurer, fait aussi la part belle aux chevaux. Et c’est peu dire qu’on sent rapidement que l’auteur au chapeau les connait bien et les aime, lui qui possède un ranch. Certains passages concernant la « plus vieille conquête de l’homme » sont magnifiquement écrits et le lecteur gardera sans doute en tête quelques scènes mémorables comme cette folle chevauchée sous les éclairs sur une mesa du Wyoming.

Si l’on peut dire que Dark Horse n’est peut-être pas le meilleur opus de la série, Craig Johnson n’arrive décidément pas à décevoir. Chacun de ses romans est une belle réussite et donne furieusement envie de lire le suivant. S’ils peuvent bien sûr se lire indépendamment, il est néanmoins conseillé de lire les aventures du sympathique shérif Longmire dans l’ordre, en commençant par le déjà très bon Little Bird.

Dark Horse (The Dark Horse, 2009), de Craig Johnson, Gallmeister / Noire (2013). traduit de l’Américain par Sophie Aslanides, 327 pages.

Chiennes de vie : chroniques du sud de l’Indiana (Crimes in Southern Indiana) est un recueil de nouvelles de Frank Bill paru à la Série Noire cette année, traduit de l’américain par Isabelle Maillet.

 

Résumé

 

Des dealers amateurs recevant une bonne leçon. Un jeune vétéran de l’Afghanistan qui pète un câble. Un agent de la protection de l’environnement pour le moins malchanceux. Une tragique histoire d’amour. Un fils surprenant son père en train d’assassiner froidement sa cousine. Un accident d’ascenseur. Un gamin utilisé par sa mère pour commettre des larcins. L’enlèvement du chien de race d’un chasseur de ratons laveurs. Mais aussi des combats de chiens, le viol de la femme d’un policier, des trafics de meth, de la boxe, etc.

 

 

Mon avis

 

« Il avait poussé jusqu’à Morehead, puis rebroussé chemin en direction de Pine Ridge, Campton, Jackson, Hazard. Et Whitesburg, où chacun connaissait l’arbre généalogique de son voisin, pêchait à la dynamite et chassait avec un calibre 12 à deux coups. Tous les pères de familles possédaient de grandes exploitations où travaillaient dans les mines de charbon des comtés environnants, comme Harlan, qui payaient bien. Personne ne manquait l’office du dimanche, et peu importait le montant de l’obole au moment de la quête ; c’était un endroit où les gens menaient une vie simple, sans prétention. Et c’était là que Deets avait compris qu’il avait voyagé pendant si longtemps pour oublier qui il était, et ce qu’il essayait de fuir. »

 

Voici certains des sujets abordés dans les dix-sept nouvelles de ce livre. On reproche souvent aux recueils de ce type de contenir des textes inégaux, voire hétérogènes. Rien de tout cela ici. Si chacun raconte des histoires différentes, ces dernières auraient toutes pu figurer dans la rubrique faits divers d’une gazette du sud de l’Indiana. Chaque morceau raconte l’histoire de gens simples, plutôt ordinaires dans l’ensemble, dont la vie bascule subitement pour une raison ou pour une autre, et rarement pour le meilleur. À travers les destins tragiques de ces quelques personnages, Frank Bill nous dépeint avec une plume acérée les conditions de vie difficiles de l’Amérique profonde d’aujourd’hui et ce qu’elles entraînent. Au fil des histoires, tout y passe : l’alcoolisme, la drogue, les violences conjugales, les viols, le stress post-traumatique des vétérans des G.I., etc.

 

« À cette époque, personne ne parlait du syndrome de stress post-traumatique. Des dégâts provoqués par la guerre dans le cerveau d’un homme. Des conséquences de ce que celui-ci avait pu voire, entendre et faire avec d’autres. De même, la maltraitance des femmes était un sujet tabou. On ignorait le problème, tout simplement. C’était l ‘époque où le « jusqu’à ce que la mort nous sépare » était la règle imposée du mariage. Une femme ne quittait pas son mari, elle lui obéissait.

Quand le Mécano battait son épouse, pourtant, la violence ébranlait les murs. Le corps de la malheureuse rebondissait d’une cloison à l’autre comme une boule de flipper, sauf qu’il n’y avait pas de petite musique électronique pour ponctuer le score, juste des suppliques et des excuses étranglées qui ne rencontraient aucune pitié. Rien que de la sauvagerie. Une fois la porte refermée sur la chambre d’à peine neuf mètres carrés, à peine plus qu’une boîte, la violence traversait les cloisons de Placoplâtre pour aller contaminer le salon. Où, du canapé dont les coussins avachis assuraient une assise confortable, deux adolescentes dévoraient des yeux l’écran du téléviseur noir et blanc. Un téléviseur qui égayait la pièce avec des images de Tom et Jerry – le genre de dessin animé conçu pour distraire les enfants, qui nourrissait leur propre dépendance à la violence. Portes claquées sur différentes parties du corps. Assiettes fracassées sur des crânes. Coups de maillet répondant aux coups de poing dans la chambre d’en face.

Même le joli papier peint de couleur vive ne suffisait pas à la masquer – toute cette laideur dans l’air. Les filles savaient qu’à la moindre tentative de leur part pour défendre la femme, leur mère, elles auraient le droit à un traitement semblable : le déchaînement de dix articulations divisées en deux poings.

Cette notion s’était enracinée dans leur esprit innocent, elle était devenue une partie intégrante de leur vie quotidienne, un réflexe aussi instinctif que celui de respirer. Pour elles, c’était la norme. »

 

Si ce recueil n’est assurément pas à mettre entre toutes les mains – certaines passages sont vraiment difficiles – on ne peut guère taxer l’auteur d’avoir voulu faire étalage de violence gratuite. Ces Crimes du sud de l’Indiana (traduction littérale du titre original) sont le résultat de processus divers et variés ;ils résultent de quelque chose. Et si l’on ne peut les accepter, on peut parfois les comprendre. Pour se venger, pour défendre sa famille, par amour, par peur, dans un accès de folie, ou simplement pour essayer de s’en sortir, on peut être amené à commettre l’irréparable. Chaque meurtrier n’est pas né « monstre » mais les circonstances de la vie ont fait que leur destin croise celui d’une victime.

« Wayne le voyait à l’attitude de son père, à ses mains obstinément fourrées dans les poches de son pantalon bleu passé, à son pas traînant, à ses regards dont il s’efforçait d’exclure tout jugement : il redoutait le moment où son fils péterait les plombs. Dennis ne savait pas tout, évidemment, mais il en devinait une bonne partie ; pour avoir connu les jungles du Vietnam, il était conscient de la part d’ombre en lui. Il avait dit à Wayne qu’une thérapie l’aiderait peut-être, même s’il n’en avait lui-même jamais suivi à l’époque. En ce temps-là, personne ne respectait les soldats qui rentraient au pays. On attendait d’eux qu’une fois revenus ils reprennent leur vie comme s’il ne s’était rien passé, qu’au pire ils plongent dans l’alcool à la recherche de la personne qu’ils étaient avant de partir. »

 

Chiennes de vie est un recueil de qualité, qui pourra trouver des lecteurs pourvu qu’ils aient le cœur bien accroché et qu’ils soient prêts à lire des nouvelles où l’espoir est pour ainsi dire absent. En refermant le livre, on comprend pourquoi Donald Ray Pollock (cf. son excellent Le Diable, tout le temps) a choisi d’aider Frank Bill à entrer en littérature. Et on l’en remercie.

 

Chiennes de vie : chroniques du sud de l’Indiana (Crimes in Southern Indiana, 2011) de Frank Bill, Gallimard / Série Noire (2013). Traduit de l’américain par Isabelle Maillet, 247 pages.

Le monde à l’endroit (The World Made Straight) est un roman de Ron Rash, publié aux États-Unis en 2006 et en France en 2012 aux éditions du Seuil (traduction : Isabelle Reinharez).

Résumé

Travis Shelton, 17 ans, aime beaucoup pêcher. Alors qu’il taquine la truite près d’une cascade, il découvre des pieds de cannabis, se sert, et les revend. Pas vu pas pris, il recommence. Jusqu’à se faire attraper par le propriétaire, qui le punit à sa façon, en lui charcutant le tendon d’Achille au couteau. Rejeté par son père suite à cet épisode, le jeune Travis est hébergé dans le mobile home d’un certain Leonard. L’ancien prof devenu dealer va redonner au jeune homme, en échec scolaire, le goût d’apprendre. En se documentant, Travis va découvrir que la région a connu un terrible massacre durant la Guerre de Sécession, et que cet épisode a durablement marqué les autochtones.

Mon avis

Après Un pied au paradis et Serena (qu’il a en vérité écrit après ce texte), Le monde à l’endroit est le troisième roman de Ron Rash à paraître dans l’hexagone. On y retrouve les paysages du Sud des États-Unis chers à l’auteur, notamment la région de Divide Mountain. Les belles descriptions des Appalaches, des parties de pêche ou encore de la culture du tabac – le père de Travis dirige une exploitation réputée – confèrent à ce roman un côté « nature writing » que ne renierait sans doute pas un éditeur comme Gallmeister.

Au-delà de ça, Le monde à l’endroit est à la fois un roman initiatique et un drame. Une de ces histoires où l’on sait dès le départ que ça va mal finir, mais qu’on prend néanmoins plaisir à lire. On s’attache rapidement aux personnages de Travis et Leonard, qui en sont arrivés là à cause des malchances de la vie et non pas parce qu’ils sont foncièrement mauvais. Les deux hommes s’entendent rapidement et s’entraident, pour le meilleur et pour le pire. Bien qu’il n’y ait pas au départ d’intrigue au sens policier du terme, la tension est forte, l’histoire connaît quelques rebondissements de taille et débouche inéluctablement sur un final enlevé et explosif, après que des éléments ont resurgi du passé.

Écriture soignée, personnages remarquables et tension palpable. Ron Rash offre avec Le monde à l’endroit une espèce de tragédie contemporaine qui marquera sans doute plus d’un lecteur. Un grand roman. Une nouvelle voix sur laquelle il faut compter.

Le monde à l’endroit (The World Made Straight, 2006) de Ron Rash, Seuil (2012). Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez, 288 pages.

Le retour de Silas Jones (Crooked Letter, Crooked Letter) est le troisième roman de l’Américain Tom Franklin. Traduit en français par Michel Lederer, il est paru chez Albin Michel dans la collection Terres d’Amérique en janvier dernier.

https://i0.wp.com/polars.pourpres.net/img/uploads/51aIuskGgDL._SL500_.jpgRésumé

Silas Jones, orphelin de père, vit avec sa mère dans des conditions difficiles. Il aime à passer du temps dans les bois et à s’entraîner au base-ball. Il aurait bien envie de jouer avec Larry Ott, qui a l’air bien sympa, mais Larry est blanc, et pour l’enfant noir qu’il est, dans le Mississippi des années 1970, un tel rapprochement n’est pas permis.
Quelques décennies plus tard, une adolescente disparaît et les deux hommes vont de nouveau être amenés à se croiser. Silas est devenu constable, tandis que Larry, accusé de la disparition d’une jeune fille mais non condamné – faute de preuves suffisantes – essaie tant bien que mal de rester debout face au harcèlement permanent d’une partie des habitants, qui font de lui le coupable tout désigné de cette nouvelle affaire du fait de son passé obscur.

Mon avis

Tom Franklin est un de ces auteurs qui nous prouvent qu’on peut très bien tenir le lecteur en haleine sans recourir systématiquement aux tueurs en série ou aux courses-poursuites de bolides. Qu’on peut décrire des personnages en profondeur, ou des paysages bucoliques, sans que l’on ne s’ennuie un seul instant.

Que ce soit durant leur enfance, dans les années 1970, ou aujourd’hui, les personnages de Silas et Larry – on les suit en alternance – sont décrits avec beaucoup de justesse, y compris dans leur relation, ambiguë, dont on découvre peu à peu de nouveaux aspects. A ces personnages des plus réussis s’ajoute cette immersion dans un patelin rural du Mississippi (Chabot, 500 habitants) qui rappelle par moment l’excellent 1275 âmes de Jim Thompson.

Le retour de Silas Jones – bien plus sage que Smonk, redoutable western foutraque et bourré de testostérone – est un magnifique roman nous prouvant, s’il en était encore besoin, que Tom Franklin est avant tout un excellent raconteur d’histoires. Il se dégage vraiment quelque chose de ce texte, qui fait qu’en refermant la dernière page on se dit qu’on serait bien resté encore un moment au Mississippi avec Silas et Larry.

Voilà un très beau texte qui devrait plaire, en particulier à ceux qui ont apprécié le superbe Julius Winsome de Gerard Donovan, avec qui il partage quelques points communs (poésie des mots, présence de la nature…). A découvrir !

Ce roman m’a en tout cas donné envie de poursuivre avec Tom Franklin. Me reste à lire La culasse de l’enfer et Braconniers (un recueil de nouvelles), et je me referai bien Smonk aussi tiens, histoire de le chroniquer ce coup-là (il fait partie des romans qui sont passés entre les mailles du filet).


Le retour de Silas Jones (Crooked Letter, Crooked Letter, 2010) de Tom Franklin, Albin Michel / Terres d’Amérique (2012). Traduit de l’américain par Michel Lederer, 385 pages.

Enfants de poussière (Another Man’s Moccasins en VO), paru en février chez Gallmeister, est le quatrième roman de Craig Johnson ainsi que la quatrième enquête du désormais célèbre shérif Walt Longmire.

Désormais célèbre aux moins aux USA car depuis sa troisième apparition en France, le brave Walt fait l’objet outre-Atlantique d’une adaptation sous forme de série TV qui semble cartonner actuellement sur la chaîne A&E : Longmire. (Après quelques épisodes, je trouve que le résultat est ma foi plutôt réussi, j’y reviendrai peut-être ici…).

enfants_de_poussiere.jpgRésumé

Wyoming, comté d’Absaroka.
Chose peu commune pour la région, une jeune asiatique est retrouvée sans vie sur le bord de la route, apparemment étranglée. À quelques pas de là, un Indien quasi-sauvage et mesurant un bon double-mètre a élu domicile dans une grotte. Les enquêteurs y retrouvent le sac à main de la victime mais tout cela semble trop facile pour Walt Longmire, qui peine à croire à la culpabilité du géant.

Mon avis

« J’étais sur le point de prendre le virage pour passer sous l’I-25 lorsque je vis les deux enfants, ceux qui m’avaient fait signe la veille, et je remarquai que l’un deux portait un T-shirt avec l’inscription Shelby Cobra. Ils étaient appuyés sur la même barrière, comme de banales sentinelles, du haut de leurs huit ans – enfin, l’un de huit ans, l’autre de six, peut-être. J’eus une idée. Je m’arrêtai sur le gravier. J’appuyai sur le bouton pour faire descendre ma vitre, mais avant que je puisse prononcer un seul mot, le plus grand, qui avait des lunettes, s’empressa de parler.

– Vous êtes le shérif ?

– Ouaip. Vous n’auriez pas…

Il sourit et attrapa le plus jeune par l’épaule.
– Moi, c’est Ethan, voici mon frère Devin.

– Enchanté, vous n’auriez…

Le cadet dit, d’une voix fluette :

– Est-ce que vous cherchez des méchants ?

Je hochai la tête.

– Oui. Vous n’auriez pas vu passer par hasard une Land Rover verte il y a environ un quart d’heure ?

Ils hochèrent la tête tous les deux.

– Oui, monsieur. DEFENDER 90…

Le plus grand poursuivit :

– Vert Canada, toit ouvrant, avec pare-chocs avant ARB, et plaques à motifs en losanges sur les ailes avant.

Je restai une seconde à le regarder, ne sachant que répondre à cette description[…]

Je les saluai et mis en marche les lumières et la sirène, mais cette fois, je les laissai allumées, remerciant les forces divines d’avoir fait le mâle américain passionné par tout ce qui roule. »

Après les excellents Little Bird, Le camp des morts et  L’indien blanc, c’est avec plaisir que l’on retrouve dans une nouvelle enquête le désormais célèbre shérif et son entourage.

Rapidement, des éléments de l’enquête obligent le toujours aussi sympathique shérif à se replonger dans son moins sympathique passé. En effet, quelques décennies auparavant, Walt Longmire était occupé au Vietnam, où la guerre battait son plein et où il commençait sa carrière d’enquêteur au sein des Marines. Il semblerait que les événements d’aujourd’hui puissent avoir un lien avec ceux d’hier. Craig Johnson joue sur les deux tableaux et maintient le suspense dans chacune des histoires en faisant s’entrecroiser astucieusement présent et passé.

« – Est-ce que tu crois que je suis raciste ?

Elle sourit et s’empressa de cacher sa bouche derrière sa main.

– Toi ?

– Oui, moi.

Je fourrai mes mains dans mes poches.

Elle leva le menton et m’examina, et j’avais l’impression que j’aurais dû porter une veste plombée anti-rayons X.

– Tu veux dire, à cause de tes expériences pendant la guerre ?

– Ouaip.

– Non.

C’était une réponse franche, qui ne laissait pas beaucoup de place à une poursuite de la discussion. Je jetai un coup d’œil à son regard inflexible et haussai les épaules, puis je me tournai en apercevant Virgil qui bougea son bras et nous regarda tous les deux.

– Je me demandais, juste.

– Tu as un préjugé quand même. (Le chapeau rabattu sur les yeux, je lui lançai un regard par en dessous.) Tu te préoccupes moins des vivants que des morts. »

En plus de nous donner à voir avec réalisme certains aspects de la guerre du Vietnam, l’auteur nous régale en décrivant son Wyoming d’adoption et en faisant vivre ses personnages. Aux protagonistes principaux que l’on retrouve avec plaisir – en plus de Walt, citons Henry Standing Bear, le meilleur ami du shérif ; Vic, sa séduisante adjointe et Saizarbitoria, son autre bras droit – il faut ajouter des personnages secondaires réussis et pas délaissés pour un sou. Certains ne manquent pas de piquant, comme ces deux vieux frères célibataires dont l’un est persuadé que leur mère, morte depuis un quart de siècle, lui prépare encore son café du matin. Comme dans les autres opus de la série, l’humour occupe une belle place, aussi bien dans les situations que dans les dialogues et les pensées de Walt.

« Ils étaient tous les deux de beaux vieux célibataires ; à mon avis, ils ne s’étaient pas mariés parce qu’ils étaient trop radins pour envisager de prendre une épouse. […] Mon interaction professionnelle avec les Dunnigan concernait surtout Den. Un jour, il avait failli tuer un autre rancher avec une pelle lors d’une altercation sur les droits d’accès à l’eau, et une autre fois, il avait brisé une bouteille sur le bar en ville, et menacé de pratiquer une trachéotomie artisanale sur un cow-boy de rodéo. Mais en dehors de cela, nous nous contentions de répondre aux appels de Den lorsque James se perdait, ce qui lui arrivait périodiquement. Deux ou trois ans auparavant, pendant la saison de chasse et les premières neiges, nous avions ainsi répondu – de même que la patrouille de l’autoroute et la brigade de recherche et sauvetage du comté – et nous avions retrouvé James installé au Hole in the Wall Bar. Il nous avait affirmé catégoriquement qu’il avait appelé sa mère pour lui expliquer que tout allait bien et qu’il allait passer la nuit dehors.

Le problème était que sa mère était morte depuis un quart de siècle. »

S’il ne s’agit peut-être pas du meilleur livre écrit par Craig Johnson à ce jour, Enfants de poussière – très beau titre une fois qu’on en a compris le sens, soit dit en passant – n’en demeure pas moins un très bon roman. Un bien agréable moment de lecture passé avec Walt, Henry, Vic et les autres dans les sublimes paysages du Wyoming.


Enfants de poussière (Another Man’s Moccasins, 2008) de Craig Johnson, Gallmeister (2012). Traduit de l’américain par Sophie Aslanides, 322 pages.

1275 âmes est un roman noir de Jim Thompson, qui a beaucoup écrit dans les années 1940-50. Quasiment ignoré de son vivant, il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands noms mondiaux du roman noir.

2070406601-08-lzzzzzzzRésumé

Shérif de Pottsville, village de 1 275 âmes, Nick Corey a tout pour être heureux : un logement de fonction, une maîtresse et surtout un travail qui ne l’accable pas trop car il évite de se mêler des affaires des autres. Bien sûr, cette routine ne va pas sans quelques ennuis : son mandat arrive à terme et son concurrent a de fortes chances d’emporter les prochaines élections. Et puis, même les petits maquereaux du coin en viennent à lui manquer de respect. Aussi Corey trouve-t-il qu’il est grand temps de faire le ménage, à commencer par tous ceux-là.

Mon avis

Ce livre m’avait été présenté par un auteur de polar comme LE roman noir qu’il faut avoir lu. J’ai donc suivi son avis, et je n’ai pas été déçu par cette lecture.
Le personnage du shérif Corey vaut le détour à lui tout seul. Le roman est cynique à souhait, ce qui n’empêche pas certains passages d’être désopilants : ah, l’histoire de la canne à pêche !
L’Amérique de l’époque est dépeinte avec un grand talent par Thompson et le fait de voir les choses à travers le personnage du shérif n’y est pas pour rien. De plus, l’auteur écrit l’histoire avec le vocabulaire du shérif, ce qui donne lieu parfois à des phrases croustillantes.
Je ne serai pas étonné de savoir que ce type de lecture a influencé Kennedy dans l’écriture de son excellent Cul-de-sac.

1275 âmes (Pop. 1280, 1964), de Jim Thompson, Folio/Policier (1988). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel, 256 pages.