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La Fille-hérisson (Suz) est un roman de Jonas T. Bengtsson paru le mois dernier en Denoël & d’ailleurs dans une traduction du danois d’Alex Fouillet.

510icfs7dilRésumé

Suz a dix-neuf ans. Très fine et toute petite, elle en fait beaucoup moins. Après avoir été ballottée de foyer en famille d’accueil, elle vit enfin seule dans son petit appartement. Sans le sou ou presque, elle chaparde dans les magasins. Alertée par la police de la probable libération de son père, emprisonné pour le meurtre de sa mère, Suz décide de se préparer, physiquement et mentalement, à son éventuel retour. Et commence à dealer pour mettre assez d’argent de côté pour acheter une arme. S’il sort, elle ne veut lui laisser aucune chance.

Mon avis

Suz – c’est le titre original – est donc l’histoire d’une vengeance, méticuleusement préparée. C’est aussi l’histoire d’une gamine trop vite grandie à qui cette chienne de vie n’a pas offert beaucoup de bonheur. Malgré la noirceur de son passé ainsi que celle de ses desseins, Suz garde espoir. Jonas T. Bengtsson nous donne à voir la jeune femme, maladroite avec les autres, avec beaucoup de tendresse et le récit, où l’humour affleure souvent, n’est pas si sombre que le résumé le laisse à penser. Certaines scènes sont assez drôles, comme celle impliquant un chaton que Suz achète pour pouvoir s’entraîner à donner la mort, chose plus compliquée que prévue, surtout s’agissant d’un bébé chat.

Dans cette banlieue de Copenhague où l’avenir semble être au mieux une vague abstraction pour bien des jeunes, Suz commence à dealer, juste parce que c’est la manière la plus simple de mettre beaucoup d’argent de côté, et vite. Sa petite taille et son visage poupin lui permettent de s’infiltrer incognito dans les établissements scolaires pour le plus grand bonheur de son fournisseur. Pour une fois que son mini-format lui est d’un quelconque secours, elle ne s’en plaint pas.

Allant à l’essentiel, ce court roman est une vraie réussite malgré son scénario pour le moins concis. On ne voit pas passer les cent soixante-dix pages, très visuelles, qui pourraient sans aucun doute faire de ce texte efficace un bon film.

La Fille-hérisson (Suz, 2017), de Jonas T. Bengtsson, Denoël/& d’ailleurs (2018). Traduit du danois par Alex Fouillet, 173 pages.

Demain c’est loin est un roman de Jacky Schwartzmann paru dans la collection Cadre noir du Seuil il y a un an.

137086_couverture_hres_0Résumé

François Feldman, oui, comme le chanteur, est un jeune homme originaire du quartier des Buers à Lyon qui essaie de faire son trou dans le centre de la cité rhodanienne où il vit désormais. Comme il le dit lui-même : j’avais un nom de juif et une tête d’Arabe mais en fait j’étais normal, ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés, notamment pour trouver du boulot ou obtenir un prêt pour créer son entreprise. Mais ça, sa conseillère bancaire ne veut pas en entendre parler.
La banquière, c’est Juliane Bacardi, coincée comme pas deux, aucun sens de l’humour, dixit Feldman.
Dans la cité des Buers, François assiste par hasard à un accident impliquant le cousin d’un caïd local qu’il ne connaît que trop bien. Le jeune est fauché sous ses yeux. Et quelle n’est pas la surprise de François lorsqu’il découvre que la chauffarde à la grosse cylindrée n’est autre que Madame Bacardi !
Presque malgré lui, François se retrouve embarqué à bord d’un véhicule conduit par sa banquière, qui vient de laisser un gamin pour mort. Dès lors, dire que leur tête est mise à prix est un doux euphémisme.

Mon avis

Après Mauvais coûts, paru chez l’éditeur lyonnais La Fosse aux ours en 2016, Jacky Schwartzmann signe ici son second roman. Et le moins qu’on puisse dire c’est que l’auteur quasi-débutant n’a rien à envier à des vieux briscards du genre. Le point de départ est assez croustillant et si l’histoire part sur les chapeaux de roue – facile – , le reste est à l’avenant. L’intrigue n’est pas des plus mémorables bien sûr, puisqu’on est ici dans l’équivalent littéraire du road movie, pour ne pas dire de la course-poursuite.

L’exercice de style de la cavale peut être casse-gueule, même avec ceinture et airbags, mais l’auteur s’en sort ici admirablement, à l’instar de Sébastien Gendron dans son drolatique Road tripes qui partage quelques points communs avec Demain c’est loin, à commencer par l’humour, grinçant de préférence. Pas beaucoup de temps mort dans ce court roman (moins de deux cents pages) où le duo bien mal assorti doit se serrer les coudes et apprendre à se faire confiance malgré leur a priori et les réticences qui vont avec. L’auteur donne à voir l’histoire par l’intermédiaire de Feldman – dont les réflexions sont souvent pas piquées des hannetons. Les fugitifs ne sont pas au bout de leur peine, pour le plaisir – un brin pervers – du lecteur.

Demain c’est loin est un court texte rythmé, caustique et plus intelligent que n’importe quelle banale histoire de cavale – Jacky Schwartzmann joue habilement avec certains clichés qui ont la vie dure – qui donne envie de poursuivre avec la découverte de l’univers de l’auteur.
Ça tombe bien, l’auteur invite ses lecteurs à le suivre en Pension complète, et ça s’annonce pas triste, là encore.

Demain c’est loin, de Jacky Schwartzmann, Seuil / Cadre noir (2017), 192 pages.

51eefqlfazlAprès des soucis qui m’ont un peu éloigné de la lecture, je vais essayer de me remettre plus régulièrement au « boulot ». Pour commencer « léger », voici pour une fois (je n’en écris plus beaucoup) une chronique à propos d’une BD.

Ligne B est une bande dessinée écrite et dessinée par Julien Revenu et parue chez Casterman en avril 2015.

Résumé

Nous sommes à l’automne 2005 et la banlieue parisienne brûle suite à la mort de Zyed et Bouna.
Laurent, jeune papa, est vendeur dans un magasin de téléphonie. S’étant toujours senti un loser, sa paternité l’a quelque peu réconcilié avec la vie. Mais là, rien ne va plus. Son supérieur, petit chef autoritaire, est insupportable, et sa femme, au lieu de le soutenir, ne fait que le couvrir de reproches. Lorsqu’il se fait racketter son téléphone dans le RER, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Laurent décide qu’il ne sera plus une victime.

Mon avis

Ligne B aurait pu n’être qu’une énième histoire de loser qui pète les plombs. N’être que l’histoire d’un homme qui, à force de subir humiliation sur humiliation décide un jour de s’en sortir comme il peut, en répondant à la violence par la violence. S’il y a de ça, Ligne B n’est pas qu’une banale histoire de vengeance.

Illustrateur collaborant régulièrement avec la presse (Le Monde, Marianne, Rue 89…), Julien Revenu — qui signe là son premier album — a des choses à nous dire. A travers le portrait de Laurent, il nous donne à voir les travers d’une société impitoyable, qui dresse les uns contre les autres, qui opprime l’individu, l’astreignant à un rôle qu’il subit plus qu’il ne choisit et dont il est difficile de se débarrasser.

Victime des autres dès son plus jeune âge (enfant, il se faisait déjà piquer son goûter), Laurent a toujours été le « faible » du groupe. Celui qu’on peut molester, pour rigoler ou par méchanceté gratuite, sans craindre le retour de bâton. Et donc celui sur qui ça tombe toujours.

Lorsqu’il décide de prendre les choses en main après une nouvelle agression et une énième dispute avec sa compagne, on voit mal comment les choses pourraient bien se terminer. Mais nous n’en dirons pas plus…

On peut voir dans la grisaille et la laideur de ces paysages urbains désolés une métaphore de l’âme de ses habitants. De même, à cette banlieue qui s’embrase dans le feu et la violence fait écho la colère qui monte inéluctablement en Laurent et qui n’attend que de sourdre.

Malgré un scénario de prime abord simpliste, Ligne B est une BD noire bien plus profonde qu’il n’y paraît. On sent bien à la lecture que Julien Revenu avait un message à faire passer, et il le fait bien, son récit tendu étant servi par un dessin efficace. Un jeune auteur à suivre.

Ligne B, de Julien Revenu (scénario et dessin), Casterman (2015), 128 pages.

Flic ou caillera est un roman noir de Rachid Santaki paru il y a quelques jours aux éditions du Masque.


Résumé

Octobre 2005.
Zyed et Bouna, deux ados, trouvent la mort après s’être réfugiés dans un transformateur électrique alors qu’ils étaient poursuivis par la police. Toute la banlieue s’enflamme, Clichy et Aulnay en tête.
A Saint-Denis, c’est à peine plus calme. C’est là que vit Mehdi Bassi, vingt-deux ans, employé au service courrier de l’Agence du médicament le jour, graffeur la nuit. À cause de l’un de ses frères tombé pour deal, il a des problèmes avec les Bensama, les caïds de la drogue.
Il va faire la rencontre de Najet Iker, une jeune flic beur qui n’en peut plus de ses collègues ripoux et ne souhaite rien de plus que de faire tomber le clan Bensama.

Mon avis

« Saint-Denis se divise en trois zones. La première partie, historique. Ses monuments incontestables : la basilique, son musée d’histoire, le lycée de la légion d’honneur, son stade de football, connu à travers toute la planète. Le fameux France-Brésil, vestige d’une France qui réussit, se réunit. La popularité du site est telle qu’on assimile Saint-Denis à Paris. La seconde partie, son bassin économique. La victoire de la France a fait exploser le prix du mètre carré. Les entreprises ont poussé comme des champignons, séduites par la proximité du territoire avec la capitale et ses accès aux transports. Saint-Denis et son quartier, La Plaine, sont rapidement devenus avec La Défense, Issy-les-Moulineaux, un vivier d’entreprises : Général Lee, SNCF, Damsung, DHL… Le troisième pôle d’affaires en France. Les logements neufs, en location ou en accession à la propriété, ont remplacé les vieilles habitations insalubres. La troisième zone enfin, c’est son côté obscur. La frontière invisible entre le Saint-Denis qui réussit et celui qui survit se situe à la Porte de Paris. Le boulevard Marcel Sembat vous mène tout droit dans les bas-fonds de la zermi. Ses toxs, ses drogues. Ses crasses, ses puanteurs. Chassés de Paris, réfugiés dans des squats. Les centaines d’oubliés, dépendants au dérivé de cocaïne, s’entassent, inhalent la mort pour embraser quelques minutes de bonheur. Le kiffe. Saint-Denis c’est aussi des bidonvilles. Les taudis fabriqués par les roms avec les déchets en bois, en métaux, en textile. Postés aux carrefours de la ville pour une pièce ou sur les lignes pour gratter au cœur de Paris de quoi se laver et manger. […] La misère humaine et l’argent ont en commun un code postal : 93 200. »


Après Les anges s’habillent en caillera et Des chiffres et des litres (que j’ai raté à sa sortie), parus aux éditions Moisson Rouge, on retrouve Rachid Santaki au Masque avec ce Flic ou caillera, troisième volet de la série de romans noirs mettant en scène sa Seine-Saint-Denis. Comme dans les opus précédents, l’auteur écrit dans le langage local, mêlant de manière plus vraie que nature arabe, verlan et argot (un glossaire figure en début d’ouvrage, pour ceux qui n’entravent queud au parler du ter-ter). Si cela pourra peut-être gêner quelques lecteurs, au moins en début de lecture, ce choix judicieux et quelque peu osé apporte un vrai plus. Et puis parler des problèmes actuels du 9-3 dans une langue de Molière précieuse aurait été un peu ridicule. En effet, plus qu’un décor, Saint-Denis est ici le vrai personnage principal.

« Le zoo, local, lieu de vie, où je m’isole pour réaliser mes fresques. C’est un entrepôt de la SNCF, abandonné. Des drogués venaient ici. Un jour, on a décidé avec Julien de récupérer les lieux. On a chassé les toxs avec des barres de fer. Ils n’ont pas bronché, on était trop déterminés. On a passé des soirées à squatter quand on en avait marre de la cité. Je venais seul au début, mon pote m’a rejoint. Il vient ici pour ses trafics. Julien y vide parfois le contenu de ses vols. La police ne vient pas ici, c’est scred. Endroit sale. J’peins une fresque sur 93 Hardcore, son vénère de Tandem, binôme d’Aubervilliers. Au centre de ma toile, des trains, la gare avec des zombies. J’ai dessiné un bubble, lettrage arrondi. Des personnages, trois jeunes, représentant mes refrés. Ma mère, sur un quai, une pierre tombale avec le nom de mon père, Bassi. Ses dates de naissance et de décès. Je place un 93 Hardcore. Je bouge la tête sur le beat, les punchlines saignantes des deux rappeurs. Mon pinceau lèche la toile. La peinture pénètre le tissu. Je kiffe de croquer Saint-Denis, reflétant ma noire life. Le seum monte en moi. Le morceau de Mac Tyer et Mac Kregor rappent ce quotidien, ce département dur, plein de rage, rien de sage. Les parcours parlent d’eux-mêmes. Mon frère a choisi de suivre les Bensama, mon autre frère, le cinéma, Julien fait des chouarras, moi à étouffer dans cette vie, nos cités cramées. La peinture, peut-être mon issue, peut-être pas. »

À travers les parcours de Mehdi et Najet, Rachid Santaki nous parle de l’importance de sa famille et de ses origines. Le jeune keum peine à aider sa daronne à surmonter les épreuves de la life : un mari mort, un gamin en taule, des impayés qui s’accumulent. Quant à la seconde, née accidentellement d’un coup d’un soir entre un flic réputé et une prostituée et ayant été élevée en famille d’accueil, elle cherche sa voie, en essayant de suivre celle de ce père qu’elle n’a pour ainsi dire pas connu. Les deux protagonistes, intéressants, ont en commun de vivre dans l’incertitude et la solitude et d’être confrontés quotidiennement à la violence et à la drogue.

La musique, et en particulier le rap (qu’il soit français ou cainri) est très présente et l’auteur propose en fin d’ouvrage une « bande-son » pour retrouver les morceaux écoutés par les personnages au fil des pages. Signalons aussi quelques beaux passage sur la boxe thaïe, que Rachid Santaki connaît bien, et un clin d’œil à Dominique Manotti, l’une des rares autres auteurs à avoir écrit des polars réalistes sur la banlieue.

Avec Flic ou caillera, Rachid Santaki nous offre un nouveau roman noir, efficace et rageur, plongeant le lecteur en plein cœur de la « tess ».


Flic ou caillera, de Rachid Santaki, Le Masque (2013), 274 pages.