Articles Tagués ‘Joëlle Losfeld’

Des jours sans fin (Days Without End) est un roman de Sebastian Barry paru en 2018 chez Joëlle Losfeld dans une traduction de Lætitia Devaux.
Hasard de mes lectures et du calendrier, il est paru en Folio il y a quelques semaines à peine.

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Thomas McNulty a fui l’Irlande et la Grande Famine. Il a vu trop de proches mourir de faim pour ne pas tenter la traversée. Comme tant d’autres dans ces bateaux surpeuplés où pullulent vermine, malnutrition et virus, il aurait pu arriver au Nouveau Monde les pieds devant. Il faut croire que le destin en avait décidé autrement. Arrivé en Amérique, le jeune homme rencontre rapidement John Cole. Les deux amis vivent de petits boulots puis, devenus amants, s’engagent ensemble dans l’Armée de l’Union, faute de mieux.

Mon avis

Reconnu en Grande-Bretagne où il est à ce jour le seul auteur à avoir remporté deux fois le prestigieux Prix Costa (ex Whitbread) – sa deuxième distinction lui ayant été précisément attribuée pour ce titre – Sebastian Barry est moins connu en France. Joëlle Losfeld publie pourtant ses romans avec pugnacité, soit une demi-douzaine de titres depuis Annie Dunne en 2005.

Des jours sans fin pourrait être qualifié de western. Il en partage les codes, à commencer par les scènes intenses de guerre de Sécession ou les nombreux raids contre les Indiens. Cependant, il serait réducteur de limiter cet opus à ce simple aspect tant les qualités y sont nombreuses. La sauvagerie est largement contrebalancée par une grande douceur entre les personnages, que ce soit l’amour entre Thomas et John ou, plus tard, celui qu’ils portent pour celle qu’ils appelleront Winona, une petite fille indienne seule rescapée d’un atroce massacre qu’ils décident de prendre sous leur aile. Des jours sans fin est aussi un condensé de l’histoire de la conquête de l’Ouest. Orphelin migrant en Amérique dans les années 1850, Thomas McNulty combat l’Armée des États confédérés et n’est pas insensible aux idées progressistes d’Abraham Lincoln. À une époque où, surtout pour un soldat, l’espérance de vie n’était pas fameuse, il a la chance d’assister, durant son existence mouvementée, à la création de nombreuses villes, à l’avancement de la voie ferrée vers l’Est, aux traités de paix signés avec des chefs indiens, etc.

« L’eau était potable sous la couche de glace en train d’épaissir. Vu les basses températures, les provisions seraient bien conservées. On disposait d’une forêt entière pour le bois de chauffage. Quand on lavait nos chemises et nos pantalons écossais, puis qu’on allait les récupérer sur les buissons où on les avait étendus pour sécher, ils étaient raides comme la mort à cause du froid. Parfois, on retrouvait de pauvres vaches gelées sur pied, à croire qu’elles avaient vu la Méduse. Certains ont perdu trois années de solde aux cartes. Ils pariaient jusqu’à leurs bottes, puis imploraient la pitié du gagnant. La pisse gelait en giclant de notre poireau, et malheur à celui qui était constipé ou qui avait un instant d’hésitation, il se retrouvait avec un marron glacé collé au cul. Le whisky continuait à nous dévorer le foie. Pour la plupart d’entre nous, c’était la vie la plus agréable qu’on ait jamais connue. »

Les scènes de guerre sont très bien écrites et le quotidien peu reluisant des tuniques bleues saisit d’effroi à bien des égards. Sans trop en faire ni sombrer dans un quelconque prosélytisme, la relation entre Thomas et John est donnée à voir avec bienveillance, et les scènes où McNulty se travestit devant d’autres hommes à l’occasion de spectacles de cabaret sont marquantes.

Mêlant guerre, amour, et conquête de l’Ouest, Des jours sans fin est un brillant roman, très joliment écrit, évoquant des titres comme Le Dernier des Mohicans ou Faillir être flingué. Sebastian Barry confie avoir mis beaucoup de lui dans le personnage de Thomas et « avoir mis plus de cinquante ans à écrire ce roman », solidement documenté et largement inspiré de l’histoire de son arrière-grand-oncle. Rassurons-le, le jeu en valait la chandelle.

Des jours sans fin (Days Without End, 2016), de Sebastian Barry, Joëlle Losfeld (2018). Traduit de l’anglais (Irlande) par Lætitia Devaux, 272 pages.

Le Cherokee est un roman de Richard Morgiève qui vient de paraître aux éditions Joëlle Losfeld.

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1954, Panguitch, comté de Garfield, Utah.
Nick Corey, effectue sa tournée de nuit habituelle. Mais tandis qu’il découvre une voiture abandonnée au détour d’un chemin, le shérif voit atterrir un avion de chasse à cet endroit incongru. Se rendant rapidement au pied de l’appareil, le plus curieux reste à venir. Aucune trace d’un quelconque pilote. À croire que le Sabre s’est posé tout seul. Concernant le véhicule délaissé, pas de trace du chauffeur là non plus, tout juste une fragrance féminine. Un parfum français peut-être ?
Cela fait beaucoup de mystères d’un coup pour ne pas titiller sérieusement la curiosité d’un type comme Corey.

Mon avis

Écrivain, scénariste, dramaturge et même acteur, Richard Morgiève est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, principalement des romans. Il a publié son premier texte en 1980, reçu de nombreuses récompenses et entretenu une correspondance avec d’autres écrivains comme Jean-Patrick Manchette, qui appréciait visiblement son œuvre.

Avec Le Cherokee, il revisite à sa manière le récit de serial killer. L’écriture est singulière, belle dans l’ensemble, avec des mots choisis avec soin. Mais l’auteur se permet parfois soudainement un grand écart et peut virer tout à coup dans un style bien plus cru – pour ne pas dire vulgaire. Déstabilisant parfois, mais globalement à propos lorsqu’on se met un peu à la place de Nick Corey, qui en voit des vertes et des pas mûres. Sans trop déflorer l’intrigue, assez classique au demeurant, disons simplement que le shérif se retrouve sur la piste d’un tueur qui pourrait bien avoir un rapport avec la mort aussi prématurée qu’ignoble de ses parents. Celui qu’on surnomme rapidement le Dindon – si personne ne l’a vu, on l’a entendu glousser, ou plutôt glouglouter – semble être de retour et vouloir jouer avec Corey. Malgré l’assistance du FBI, en la personne du sémillant Jack White, concernant le mystérieux atterrissage du sabre, affaire qui pourrait avoir une importance cruciale pour la nation en cette période de Guerre Froide et de maccarthysme, Corey patine. Pire, il semblerait qu’il ait toujours un train de retard. Et le Dindon semble prendre un malin plaisir à laisser des indices sur ses victimes.

La traque est intéressante à plus d’un titre mais devient parfois redondante tant les rebondissements se suivent et se ressemblent. Quant au final, il s’avère plutôt décevant. Les révélations ne convainquent qu’à moitié et certaines questions – parmi les plus passionnantes – sont même laissées sans réponse par l’auteur.

Fort bien écrit – certains passages, empreints de nostalgie, sont particulièrement réussis – Le Cherokee, qui s’annonçait passionnant, ne tient pas toutes ses promesses. La faute à quelques longueurs et à un final évasif qui laissera plus d’un lecteur sur sa faim. Dommage.

Le Cherokee, de Richard Morgiève, Joëlle Losfeld (2019), 467 pages.

Deux femmes, de Denis Soula, est paru en octobre aux éditions Joëlle Losfeld.

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Une mère de famille vient de perdre sa fille cadette, emportée par la maladie. Avec l’aînée, elles essaient tant bien que mal de continuer à vivre, de surmonter l’absence et cette souffrance indicible.
Parallèlement, une quinquagénaire à l’allure inoffensive fait en vérité partie des services secrets français depuis l’élection de François Mitterand. Mieux, elle est l’une des tireuses d’élite les plus redoutables encore en activité. Celle à qui on fait appel pour les missions les plus délicates, lesquelles consistent bien souvent en l’élimination de personnes jugées nuisibles au plus haut niveau de l’État.

Mon avis

Si la tension dramatique est présente dans ce court roman, surtout dans sa seconde partie, il vaut surtout pour le portrait de ces deux femmes – presque trois si l’on compte la sœur de la jeune défunte. Denis Soula nous plonge avec une extrême justesse dans l’intimité de ces femmes au parcours de vie chaotique et hors du commun. La première doit survivre à ce qui peut sans doute arriver de pire à une mère : la perte d’un enfant. La seconde, première femme embauchée à ce niveau de l’organigramme des services secrets compose avec une vie pour le moins faite de contraintes : voyages éreintants, changements d’identité et de logement incessants, impossibilité de nouer des relations amicales ou affectives durables… Après un drame personnel, elle aussi a dû faire un deuil : celui d’une vie normale à laquelle elle ne peut plus aspirer.

Si le final est pour le moins explosif, la première partie du roman prend le temps d’installer les personnages, et Denis Soula, tout homme qu’il est, parvient avec pudeur à donner à voir ces femmes dans ce qu’elles vivent de plus personnel.
En y repensant une fois le livre refermé, tout au plus pourra-t-on trouver un tantinet exagérée l’accumulation de déboires qui arrive aux protagonistes.

Bien que très court – 110 pages en petit format – Deux femmes est une véritable réussite, et l’écriture de Denis Soula, qu’on lit avec grand plaisir, donne sacrément envie de s’intéresser aux précédents romans de l’auteur, parus là aussi chez Joëlle Losfeld. En attendant les suivants…

Deux femmes, de Denis Soula, Joëlle Losfeld (2018), 110 pages.

Smile est un roman de Roddy Doyle paru chez Joëlle Losfeld en août dernier, dans une traduction de Christophe Mercier.

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Pendant des années, Victor Forde a filé le parfait amour avec Rachel Carey, une jeune cuisinière devenue une présentatrice vedette de la télévision irlandaise. Déprimé, déboussolé, il reprend un appartement à Dublin, dans le quartier où il a grandi. Pour ne pas rester se morfondre seul chez lui, il s’astreint à sortir au pub local et tente de se socialiser. Un jour, un client vient le voir et semble le reconnaître. Cet Ed Fitzpatrick, qui ne le lâche plus, dit se souvenir de lui et même avoir été son camarade de classe à l’école des frères chrétiens. Victor, en revanche, n’a aucun souvenir de ce type qui l’incommode profondément sans qu’il n’en comprenne vraiment la cause.

Mon avis

Né en 1958, Roddy Doyle est un écrivain aguerri et reconnu en Irlande. Plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma (The Commitments, The Van…) et il a remporté des prix littéraires et non des moindres, comme le Booker Prize en 1993, pour Paddy Clarke ha ha ha. On le connaît moins en France, où seule une partie de son œuvre a été traduite.

Smile commence comme un roman plutôt classique, mettant en scène un homme entre deux âges se remettant à peine d’une rupture amoureuse. Pourtant, assez vite, un climat anxiogène s’installe, bien que l’on ne parvienne pas à saisir – pas plus que lui d’ailleurs – pourquoi cet ancien camarade de classe met Victor si mal à l’aise. À tel point qu’il se prend à imaginer divers stratagèmes pour l’éviter.

L’auteur installe alors un récit sur plusieurs niveaux, à base de flashbacks, lesquels remontent à la période où Victor rencontrait Rachel mais aussi à son enfance et, plus particulièrement, à ce qui à trait à sa scolarité chez les frères chrétiens. On se doute alors que quelque chose s’est passé, sans qu’on comprenne exactement de quoi il en retourne. De manière machiavélique, Roddy Doyle glisse peu à peu des éléments, plus ou moins anodins, qui prendront tout leur sens dans le final, particulièrement mémorable, mais à propos duquel il serait dommage d’être plus disert ici.

Joliment écrit et sonnant souvent juste, Smile est un roman empreint d’une certaine mélancolie. L’histoire, d’abord banale, bascule ensuite dans un suspense psychologique intense conduisant sans mal le lecteur à un final bouleversant à plus d’un titre. Une belle réussite qui donne envie de poursuivre la découverte de l’œuvre de Roddy Doyle.

Smile (Smile, 2017) de Roddy Doyle, Joëlle Losfeld (2018). Traduit de l’anglais (Irlande) par Christophe Mercier, 256 pages.

Tu dormiras quand tu seras mort est un roman de François Muratet paru cette semaine aux éditions Joëlle Losfeld.

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André Leguidel effectue des traductions inintéressantes dans un bureau à Fribourg. La tuile pour ce jeune officier polyglotte qui, en entrant dans l’armée sur les traces de son père, pilote de chasse abattu pendant la Seconde Guerre mondiale, rêvait du front et de devenir un héros de guerre. Alors qu’il a rangé ses rêves de gloire au vestiaire, on vient le convoquer. Il va être muté illico en Algérie pour une mission d’infiltration de haute importance. Le chef d’une section de commando, Mohammed Guelab, est suspecté d’avoir joué un rôle dans la mort du sous-lieutenant Maillard, et de vouloir retourner sa veste. De fortes suspicions pèsent sur les conditions de la mort de l’officier, au cours d’une embuscade. L’a-t-on vraiment abattu d’une balle dans le dos ? Et si oui, qui a tiré cette balle ? C’est ce que Leguidel, avec une nouvelle identité de simple soldat en charge des liaisons radio, va devoir déterminer.

Mon avis

« Tu dormiras quand tu seras mort« , c’est ce que le sergent-chef Guellab hurle à ses subordonnés si ceux-ci ont le malheur de s’assoupir pendant une opération. Guellab n’est pas un tendre, Leguidel s’en rend vite compte, mais dans ces conditions, il n’y a pas de place pour la tendresse. Dans l’enfer du djebel, les sentiments, c’est ce qui peut vous coûter la peau.
Prix du Premier Polar SNCF 1999 dès son premier roman, Le Pied-Rouge, François Muratet avait encore écrit deux romans Stoppez les machines (2001) et La Révolte des rats (2003) avant de se consacrer à son métier de professeur d’histoire-géographie et à son engagement dans la vie politique locale.
C’est donc avec un roman noir à la thématique rare en littérature qu’il revient aux affaires. Les fictions ayant pour cadre la guerre d’Algérie ne sont pas légion, bien qu’on en trouve quelques-unes désormais, qui tantôt l’évoquent ou, plus rarement, l’abordent de front (La Grande peur du petit blanc ou Djebel par exemple).
Le premier chapitre nous voit embarquer depuis Marseille sur un paquebot rempli d’appelés : ça braille, ça boit, ça joue aux cartes. Dès le second, nous y sommes : Alger. Malgré la présence nombreuse des soldats, c’est encore un air de vacances, qui sent bon les orangers et les pâtisseries au miel. Mais une fois dans l’arrière-pays, c’est une autre vie qui commence. L’on doit être toujours sur le qui-vive tant le danger est permanent, et quand la mort ne vient pas d’une embuscade ou d’une mine, elle peut arriver aussi soudainement de tirs amis ou d’un animal au poison létal.
À l’instar de Patrick Pécherot ou de Dominique Manotti (d’ailleurs remerciée en fin d’ouvrage), François Muratet parvient à nous plonger directement dans le lieu et l’époque grâce au vocabulaire d’alors, mais aussi à l’aide de tous ces petits détails surannés et parfois cocasses aujourd’hui (comme la découverte à la radio du jeune Johnny Hallyday). L’auteur fait la part belle au quotidien des soldats, troufions ou officiers : atrocité de la guerre, stress permanent, difficulté à vivre avec ce qu’on a dû faire malgré soi… Les problèmes de commandement – aux conséquences parfois dramatiques – ou même le doute des appelés quant au bien-fondé de ces opérations et de leur présence ici sont aussi au rendez-vous.

Joliment écrit, très visuel (on entrevoit immédiatement le potentiel pour une adaptation cinématographique), Tu dormiras quand tu seras mort est un très bon roman de guerre plus qu’une véritable enquête policière – la mission de Leguidel paraît vite secondaire quand les camarades tombent à ses côtés sous le feu des balles ennemies. Ce texte est un peu à la guerre d’Algérie ce qu’est Tranchecaille à la Première Guerre mondiale. Espérons qu’il ne faille pas attendre quinze ans pour relire François Muratet !

Tu dormiras quand tu seras mort, de François Muratet, Joëlle Losfeld (2018), 252 pages.

Plus léger que l’air (Más liviano que el aire, en VO espagnole) est un roman de Federico Jeanmaire publié en 2011 aux éditions Joëlle Losfeld. Bien qu’il ne soit pas à son coup d’essai – une vingtaine de ses romans sont parus en Argentine – c’est le premier titre de l’auteur a être traduit en français.

https://i0.wp.com/polars.pourpres.net/img/uploads/410qROkkZ6L._SL500_.jpgRésumé

Une vieille dame allant sur ses quatre-vingt-quatorze ans se fait agresser au pied de son immeuble par un adolescent. Ce dernier la contraint à le mener vers son appartement, où il pense pouvoir lui soutirer facilement ses bas de laine. C’est sans compter sur la roublardise de la nonagénaire, qui parvient à enfermer le jeune voleur dans la salle de bains. Elle lui « propose » (« impose » serait sans doute plus juste) ensuite d’écouter l’histoire de sa vie, en échange de quoi elle consentira peut-être à le libérer.

Mon avis

Dès les premières phrases, Plus léger que l’air frappe par son originalité. Le récit n’est qu’un long monologue de la vieille femme – un peu plus de deux-cents pages – qui raconte sa vie et celle de sa mère au jeune homme, lequel n’a d’autre choix que de l’écouter. Elle apostrophe de temps à autre le délinquant, rendu comme muet par sa geôlière – et par la narration.

« Pourquoi vous aurais-je remis mes économies ? Simplement parce que vous risquiez de me tuer avec ce couteau, ce poignard ou je ne sais quelle arme blanche que vous m’enfonciez dans le dos ?

Non. Certainement pas. Ce n’est pas ma faute. Si vous vous donniez la peine de réfléchir, vous vous apercevrez que vous avez commis pas mal d’erreurs, dont une assez grave : vous croyez que la vie est aussi précieuse à mon âge, quatre-vingt treize ans, qu’au vôtre, qui doit être de quinze ou seize ans ?
Vous avez quatorze ans ?
C’est encore pire.

Pour moi, la vie ne vaut plus rien. Il m’est presque égal de mourir aujourd’hui d’un coup de couteau dans le dos que plus tard, à un moment qui ne saurait tarder, je ne pense pas qu’il me reste beaucoup à vivre, d’une pneumonie ou d’une mauvaise chute dans la baignoire. C’est du pareil au même. Voilà pourquoi je vous ai dupé. Si j’avais raté mon coup, je serais morte à l’heure qu’il est et je ne ferais déjà plus partie de ce monde. Et si ça marchait, ce qui a été le cas dès que vous m’avez tourné le dos pour fouiller dans l’armoire à pharmacie, j’avais l’intention de vous enfermer à double tour dans cette salle de bains, ce que j’ai fait et ce qui me permet à présent d’avoir quelqu’un à qui raconter l’histoire de ma mère ou n’importe quoi d’autre, ce qui me passe par la tête. Vous vouliez me voler mon argent et, au bout du compte, c’est moi qui vous vole votre temps.

Oui, oui, libre à vous de protester, mais comme on dit chez nous, voler un larron, c’est cent ans de pardon. »

Bien qu’elle tienne plus du dialogue de sourds ou du monologue qu’autre chose – la porte close de la salle de bain ne facilite sans doute pas l’échange – on peut dire qu’une sorte de « relation » s’installe entre les deux personnages au fil des jours (la vieille dame glisse des biscuits sous la porte pour que l’adolescent ne dépérisse pas). D’abord clairement victime, l’aïeule prend peu à peu la mesure de son « adversaire ». Le rapport de force s’inverse et, situation aidant, elle en vient à le dominer.

D’humeur changeante, la vieille dame, tout sucre tout miel au premier abord, compare son prisonnier au petit-fils qu’elle n’a jamais eu, avant de faire montre par moments d’une grande autorité, voire d’une certaine cruauté.

Plus léger que l’air – pas vraiment un polar d’ailleurs, bien qu’il ait fait partie d’une sélection du Prix SNCF du polar – est un exercice de style original, un pari osé mais somme toute plutôt réussi. En imaginant ce huis-clos, Federico Jeanmaire a fait la part belle à la psychologie des personnages, sans pour autant oublier d’instiller une petite dose de suspense dans son récit.


Plus léger que l’air (Más liviano que el aire, 2009) de Federico Jeanmaire, Joëlle Losfeld (2011). Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, 221 pages.