Articles Tagués ‘La manufacture de livres’

Le polar de l’été est un roman de Luc Chomarat initialement paru à La Manufacture de livres en 2017 et réédité ce mois-ci avec une nouvelle couverture.

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Le narrateur est un écrivain anonyme, en vacances à l’île de Ré avec sa nouvelle compagne, ses enfants et une famille d’amis. N’appréciant qu’assez peu l’oisiveté, il compte bien profiter de ce temps libre pour écrire le polar de l’été, celui que toutes les belles femmes s’arracheront bientôt pour le lire, topless, sur la plage, à l’instar des romans de Douglas Kennedy. Seulement, notre homme n’est pas inspiré. Aussi décide-t-il de « réécrire » Pas de vacances pour les durs, un obscur roman noir hardboiled de Paul Terreneuve, lu il y a des décennies dans la bibliothèque paternelle. Aucun exemplaire en vente en ligne ni dans les catalogues de bibliothèque. Pas le choix… Lorsqu’il se décide enfin à abandonner ses proches et l’Atlantique pour se rendre à la maison familiale, le livre en question, horreur, semble avoir disparu !

Mon avis

Écrire un polar, un roman d’espionnage ou un thriller, c’est trop convenu. Luc Chomarat préfère prendre un malin plaisir à s’emparer des codes du genre pour proposer toute autre chose. Après L’espion qui venait du livre où un éditeur entrait dans un roman d’espionnage pour le sauver de la catastrophe industrielle, et avant l’excellent Le dernier thriller norvégien, dans lequel un éditeur français se retrouvait à la fois dans un manuscrit et dans une ville où sévit un tueur en série, paraissait en 2017 Le polar de l’été.

Réédité ce mois-ci par la Manufacture de livres avec un nouvel habillage, Luc Chomarat s’y amusait déjà follement à bousculer ses lecteurs. Virtuose du décalage, professionnel de la mise en abyme, l’auteur a toujours plus d’un tour dans son sac, et de l’humour à revendre. Bien difficile pour le lecteur de savoir où tout ça va le mener, mais quel plaisir de se laisser embarquer par les roublardises de l’écrivain, qui s’amuse sans doute au moins autant que nous à imaginer ces intrigues tordues à souhait.
Vous l’aurez compris, Le polar de l’été n’en est pas vraiment un, et le bouquin tant recherché est l’archétype du MacGuffin. C’est autour de lui que va se dérouler l’intrigue, prétexte à la remontée de souvenirs, à l’évocation du deuil du père ou à des tensions familiales diverses et variées desquelles notre narrateur peine à se dépêtrer.

Un titre drolatique et un auteur malicieux en diable que l’on conseille vivement à ceux qui n’ont pas peur de se faire bousculer… pour leur plus grand plaisir.

Le polar de l’été, de Luc Chomarat, La Manufacture de livres (2017), 208 pages.

Mauvaise graine est un roman de Nicolas Jaillet qui paraît ce jour à la Manufacture de livres.

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Julie est une jeune professeur des écoles sans histoire. D’ailleurs, le célibat lui pèse et elle ne serait pas contre une histoire, n’importe laquelle. Suite à une soirée arrosée, elle se réveille avec une gueule de bois épouvantable. Les vomissements durent. Peut-être une gastro ? Oui, mais une gastro qui dure une semaine, c’est quand même curieux. Prise d’un doute, elle va acheter un test de grossesse qui lui révèle que de doutes là-dessus, il n’y en a pas. Enceinte bien que sans aucun souvenir de quelque acte charnel que ce soit, Julie est sous le choc. Et commence à ressentir d’étranges sensations dans son corps que la grossesse seule, ne semble pas expliquer.

Mon avis

Auteur du roman noir Sansalina, du thriller d’anticipation Nous les maîtres du monde et de quelques romans pour la jeunesse, Nicolas Jaillet débarque à la Manufacture de livres avec ce titre haut en couleur. Se jouant des codes littéraires, il s’amuse comme un gamin à brouiller les pistes. L’histoire démarre de manière très classique, presque trop, mais on sait que ça ne va pas durer. Après la prise de conscience de sa grossesse, Julie se met à développer d’étranges pouvoirs. Dès lors, elle comprend qu’elle est recherchée par des personnes qui ne lui veulent pas du bien. Le roman devient alors une course-poursuite impétueuse qui flirte entre thriller et espionnage mâtiné de fantastique. Après un départ un peu lent, le temps de poser les choses et de faire germer le mystère, le rythme s’emballe et devient irrespirable jusqu’à la toute fin, offrant d’innombrables scènes d’action au passage, dont quelques-unes pas piquées des hannetons. Les tenants du réalisme à tout crin y trouveront des choses à redire, les autres se régaleront avec au menu quelques scènes de baston improbables mettant aux prises une femme enceinte jusqu’aux dents et des méchants prêts à tout pour garder certaines choses secrètes.

Efficace en diable et drolatique, Mauvaise graine est un sympathique roman qui se lit d’une traite et avec une certaine jubilation. On regrettera simplement de ne pas s’être attaché davantage à Julie, personnage un brin terne malgré tout ce qui lui arrive.

Mauvaise graine, de Nicolas Jaillet, La Manufacture de livres (2020), 288 pages.

White Spirit est un roman de Pierre-François Moreau qui paraît aujourd’hui à La Manufacture de livres.

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Montreux, Suisse.
Elle, c’est Gifty. La jeune femme n’a pas eu d’autre choix que de quitter le Nigéria. Pour payer les dettes contractées par sa famille, une proxénète lui a confisqué ses maigres biens et l’oblige à se prostituer. Au bout du rouleau, elle achète du White Spirit et décide de s’immoler.
Lui, c’est Bruce. Il est actuellement LE concepteur de jeux vidéos fun gore du moment. Les sollicitations médiatiques et les demandes de collaboration ne lui laissent guère de répit. Seulement, là, il émerge non sans mal dans une chambre d’hôtel suisse et n’a aucun souvenir de la veille. Peut-être que le mélange tequila MDMA n’était pas l’idée du siècle ? Il sort s’aérer les esprits mais pense un moment être encore en proie à des hallucinations lorsqu’il voit une beauté noire s’avancer au bout d’un ponton, se dévêtir intégralement et s’asperger d’un produit. Lorsqu’il voit le briquet dans sa main et qu’il sent comme une odeur d’essence, il comprend.
Elle et lui n’auraient jamais dû se rencontrer. Mais le destin en a décidé autrement.

Mon avis

Scénariste et réalisateur de documentaires, on doit à Pierre-François Moreau des nouvelles, un récit historique sur Robert Capa (Après Gerda, aux éditions du Sonneur) et La Soif, paru en 2017 à La Manufacture de livres. Après le village andalou cadre de ce dernier titre, place à Montreux, capitale suisse du jazz et de l’humour, sur les rives opulentes du lac Léman. Pour autant, l’auteur persiste à faire se percuter des protagonistes issus d’univers diamétralement opposés que rien ne prédestinait à se rencontrer, si on peut appeler ça une rencontre. Bruce sauve donc la vie de Gifty, qui n’en demeure pas moins traquée par ses souteneurs, tandis que lui, partiellement amnésique et totalement paranoïaque, semble recherché par la police helvétique pour une raison qui lui échappe encore. Le départ improbable d’une course-poursuite de deux cents pages qui ne peut pas laisser indifférent.

Le personnage de Bruce, assez peu charismatique, n’inspire pas franchement la sympathie dans un premier temps. Mais celui qu’on perçoit d’abord comme une caricature de geek s’avère finalement plus profond que prévu et se découvrira au fil des pages des talents et sentiments qu’il ne soupçonnait pas lui-même. Il est plus aisé de se prendre d’empathie pour Gifty, jeune Nigériane de vingt-et-un ans contrainte de fuir sa Bénin City natale en raison d’une coûteuse destruction supposément commise par son père. Malgré un abattement fort compréhensible, elle se remet vite sur pied, bien décidée à ne plus se laisser dominer par autrui.

Bien écrit, on pourra tout au plus reprocher à l’auteur quelques passages un peu abscons lorsque l’onirisme paranoïaque et les dialogues hybrides d’anglais et de yoruba s’en mêlent.

Intéressant à plus d’un titre, White Spirit est un honnête roman noir qui peine cependant à convaincre totalement, sans doute en raison d’un scénario assez ténu et pauvre en surprises. Malgré cela, la lecture est loin d’être déplaisante et on relira Pierre-François Moreau avec curiosité.

White Spirit, de Pierre-François Moreau, La Manufacture de livres (2019), 224 pages.

L’Extravagant Monsieur Parker est un roman de Luc Baranger qui paraît aujourd’hui à la Manufacture de livres.

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Albuquerque, 1949.
Depuis leur installation, les McLaughlin mènent une vie plutôt tranquille jusqu’à ce qu’un terrible accident chamboule la vie de la famille. Il en faut de peu pour que Sean McLaughlin perde la vie sous un éboulement. Secouru à temps, le robuste père de famille survit mais perd gros : ses jambes et son travail. La municipalité, pour laquelle il travaillait comme terrassier à la Compagnie des eaux, se dédouane de toute responsabilité et refuse de le reclasser. C’est donc Maureen, sa femme, qui va devoir travailler pour subvenir aux besoins de la maisonnée. Son audace lui permet de rapidement trouver un emploi d’aide à domicile chez des vétérans de guerre. Elle se prend d’amitié pour un drôle de vieux bonhomme se faisant appeler Leroy Parker. Faux ronchon sympathique, l’homme est toujours alerte et nettoie ses revolvers avec une étonnante virtuosité malgré ses quatre-vingt-onze ans.

Mon avis

Connu pour ses traductions de Christopher Moore ou Kris Nelscott entre autres, Luc Baranger, angevin d’origine vivant désormais au Québec, est aussi l’auteur de quelques romans noirs sur fond de blues et de Maria Chape de Haine, un Poulpe dépaysant paru chez Baleine en 2010. Dans L’Extravagant Monsieur Parker, il ne cache pas son appétence pour la mythologie de l’Ouest américain.

Un jour qu’elle est chez lui à faire le ménage, Maureen McLaughlin voit le vieux Parker manquer s’étouffer et pris d’une terrible colère. Il vient de lire dans le journal qu’un certain Brushy Bill Roberts déclare être Billy the Kid. Trop c’est trop ! En rage, c’est un Parker bouillonnant qui déballe tout à Maureen. Billy the Kid n’est pas mort. Pas plus qu’il n’est cet imposteur prétentieux. Et pour cause, Billy the Kid, c’est lui ! Mais il se gardera bien de le révéler, aussi il demande à la jeune femme de garder ça pour elle. Maureen n’y parvient pas et en parle à son mari et à ses deux enfants, Shane et Abigail, leur faisant jurer de garder le silence. C’est cette dernière, adolescente à l’époque, qui nous narre cette histoire hors du commun.

« Le vieux s’en retourna dans le bureau et en revint avec un gros livre, qu’il ouvrit à la page d’où s’échappait un signet de cuir ratatiné.
– Dans ce bouquin sur les légendes du Far West, y a une photo de moi. Elle a été prise de mon vivant.
En l’entendant dire cela, ma mère se raidit et leva les yeux vers Parker.
– Je comprends votre réaction, ma belle, mais il va falloir vous faire à l’idée que je suis une légende et que j’ai officiellement quitté ce monde le 14 juillet 1881.
Ma mère déglutit et demanda :
– Et… Et ça fait quoi, m’sieur Parker, d’être mort de son vivant ? »

Les références sont nombreuses et Luc Baranger est sans doute féru de pans entiers de l’histoire américaine. Pour autant, le lecteur n’a pas besoin d’avoir de connaissances particulières en la matière pour se laisser embarquer et simplement profiter de ce roman enlevé. La plume de l’auteur est alerte et particulièrement agréable à l’œil. Bien qu’il raconte parfois des horreurs, on ne peut s’empêcher, à l’instar de la petite Abi, d’éprouver une certaine tendresse à l’égard de ce vieux monsieur haut en couleur qui a roulé sa bosse comme personne et frôlé la mort à d’innombrables reprises.

Passionnante, cette jolie fiction documentée sur la vie de Billy the Kid – qui n’aurait donc pas été abattu en 1881 par le fameux shérif Pat Garrett – est un régal. Bien qu’il n’y ait pas de suspense à véritablement parler, on ne voit pas le temps passer à écouter l’extravagant Monsieur Parker nous narrer ses aventures.

L’Extravagant Monsieur Parker, de Luc Baranger, La Manufacture de livres (2019), 224 pages.

Écume est un roman de Patrick K. Dewdney initialement paru à La Manufacture de livres en 2017 dans la collection Territori. Il ressort ces jours-ci dans le cadre des dix ans de la maison d’édition.

pol_cover_24663Résumé

Il y a le père. Il y a le fils. La mère n’est plus. Le père et le fils partagent la même maison, le même métier – marin-pêcheur – le même bateau de pêche, les mêmes repas. Guère plus. Il faut dire que depuis la mort de la mère, le père est complètement mutique. Le fils ne va pas beaucoup mieux. Solitaires ensemble, les deux hommes n’ont de cesse de parcourir la mer, bravant les intempéries pour gagner leur vie. Peinant malgré leur travail harassant à joindre les deux bouts, ils acceptent de faire traverser la Manche à quelques passagers dont c’est là le Graal de toute une vie.

Mon avis

Paru initialement dans la collection Territori en 2017, Écume ressort ces jours-ci avec une nouvelle – et jolie – couverture à l’occasion du dixième anniversaire de La Manufacture de livres. Ce qui frappe rapidement à l’entame de ce texte, c’est l’étendue lexicale de l’auteur. Ici, les termes rares ne le sont pas. Mais il ne s’agit en aucun cas de coucher sur le papier des mots peu usités pour l’esbroufe. Patrick K. Dewdney semble plutôt être un amoureux des mots, et on l’imagine sans peine réfléchir régulièrement au choix du vocable idoine. Tout au plus un lexique aurait pu être utile, en particulier pour les termes spécifiques à la pêche hauturière – les plus curieux ouvriront un dictionnaire avec le plaisir d’apprendre quelque chose.

« Le fils fait sauter l’écoutille de l’une des cales à poissons pour y entreposer les seaux. Il se penche ensuite pour démarrer la machine à glace. La Gueuse est archaïque à bien des égards. L’équipement de la timonerie est vieillissant, à la limite de la vétusté, et le reste ne vaut guère mieux. À son bord, la machine à glace rutilante fait figure de pièce rapportée. Le père la soumet à une inspection régulière et un nettoyage quotidien. Tant que tournent ses cylindres et son tube ronronnant, ils peuvent passer des jours en mer sans gâter la pêche. Surtout, tant que la glace s’entasse dans le froid des cales, le père peut éviter le port et les hommes et la terre immobile. Se soucier seulement de l’écume et des remous abyssaux. »

Le réalisme est saisissant et l’on se croirait sur le bateau avec les personnages. L’odeur du poisson, des machines, du sang… Lorsque l’un des protagoniste se blesse, difficile de ne pas ressentir soi-même cette douleur de manière viscérale tant elle est justement décrite. On souffre donc à côtoyer ces hommes fêlés, dont les blessures profondes semblent incurables. Ils semblent vouloir se noyer dans le travail (la mer) pour oublier l’absence de l’être cher (la mère). Mais ont-ils seulement conscience d’aller mal ? Et l’auraient-ils, éprouveraient-ils l’envie de se soigner pour aller mieux ? Rien n’est moins sûr.
L’intrigue n’est pas « policière » – pas d’enquête – mais le suspense est présent, surtout dans la seconde partie de l’ouvrage, qui n’épargne pas plus les passagers du frêle esquif que les nerfs du lecteur.

Très beau roman noir maritime, partageant quelques points communs avec le récent Rade amère de Ronan Gouézec, Écume est à même de procurer un réel plaisir de lecture. Quand bien même les protagonistes ne sont pas à la fête. Il donne aussi envie de se plonger plus avant dans la découverte de l’œuvre de Patrick K. Dewdney.

Écume, de Patrick K. Dewdney, La Manufacture de livres/Territori (2017), 170 pages.

Né d’aucune femme est un roman de Franck Bouysse paru hier à La Manufacture de livres.

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Gabriel, curé de son état, assiste à une curieuse confession. Une jeune femme, au demeurant assez fébrile, lui annonce qu’il sera bientôt amené à bénir le corps d’une femme à l’asile voisin. Mais surtout, elle le prie de prendre sur sa dépouille les cahiers spécialement cachés sous sa robe.
Ces cahiers, ce sont ceux de la jeune Rose. Et lorsqu’il entame sa lecture, Gabriel est choqué. Ce qui y est raconté dépasse l’entendement.

Mon avis

Un an après Glaise qui se déroulait pendant la Première Guerre mondiale, Franck Bouysse est de retour, toujours à la Manufacture de livres, avec un nouveau roman qu’on hésite à qualifier d’historique. En effet, si l’intrigue est assurément noire, elle est difficile à dater précisément, bien que tout laisse à penser qu’elle se déroule à une époque depuis longtemps révolue. Cette absence de précision, aussi bien chronologique que géographique, lui confère d’ailleurs un caractère universel.

Sans trop déflorer l’intrigue, disons seulement que Rose, aînée d’une famille paysanne de quatre filles, est vendue par son père à un maître de forge pour soulager la maisonnée qui peine à joindre les deux bouts. Âgée de quatorze ans, elle travaille alors comme bonne dans le manoir de l’homme et sous les reproches incessants de la mère de ce dernier, acariâtre au possible. Rose ne se plaint pas de son travail mais sa famille lui manque et il semble être hors de question de les revoir ou ne serait-ce que de quitter la propriété. Rose se sent oppressée et de plus en plus mal à l’aise. Comme si elle pressentait les catastrophes à venir.

D’aucuns reprocheront peut-être à l’auteur d’en rajouter dans la souffrance et l’ignominie que subissent certaines personnages. Pour autant, et malgré l’indéniable violence de certaines scènes, il subsiste toujours une part d’espoir. L’amour – sous différentes formes – est au rendez-vous.

Surtout, l’écriture de Franck Bouysse est toujours un véritable plaisir. À tel point qu’on relit certains passages et qu’on se met même à en lire à voix haute. Rose est un personnage féminin qui marquera durablement les esprits. Les autres protagonistes ne sont pas délaissés pour autant et certains personnages masculins, mélanges de force et d’impuissance, sont des plus intéressants. On suit leur destinées, tantôt par les cahiers de Rose, que retranscrit Gabriel, tantôt d’un autre point de vue.

Très attendu après les succès de ses précédents opus – à commencer par le multi-récompensé Grossir le cielFranck Bouysse confirme avec ce très bel ouvrage qu’il est assurément une des plus belles plumes du noir français du moment. Né d’aucune femme restera sans aucun doute l’un des grands romans de l’année 2019.

Né d’aucune femme, de Franck Bouysse, La Manufacture de livres (2019), 333 pages.

Petite Louve est un roman de Marie Van Moere paru à La Manufacture de livres en 2015.

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Il y a la mère. Il y a la petite.
La petite est une ado presque comme les autres. Mutique, Dr. Martens aux pieds, elle aime lire et écouter la musique de son Ipod. Si elle n’est pas tout à fait comme les autres et souffre encore de réactions étranges au contact des gens, c’est que la petite a été violée.
La mère est seule depuis cette histoire qui a fait voler son couple en éclats. Le père n’a pas supporté le quotidien avec deux femmes brisées. La faute à un vice de procédure, le violeur n’a pris que quelques années de prison. Alors la mère a décidé de l’attendre à sa sortie et de rendre la justice à sa façon.
Puis ce sont les frères de ce dernier qui veulent la peau de la mère. Et de la petite tant qu’à faire, vu que c’est à cause d’elle que tout ça a commencé.

Mon avis

Pour son premier roman – qui est d’ailleurs le seul à ce jour – Marie Van Moere n’y va pas avec le dos de la cuiller. L’action et la tension sont présentes dès le départ du roman qui voit la mère fuir Marseille avec la petite. Direction la Corse, au débotté, pour mieux tromper l’ennemi. Les chapitres sont courts, incisifs et l’auteur leur a donné des titres qui sont sont autant de verbes courants à l’infinitif : enterrer, traverser, échouer…

« Ses nerfs se tendaient. Elle ne partirait pas sans un livre en vacances avec sa mère. Mais comment savoir ? Avec ceux qu’elle n’avait pas lus, elle pourrait être déçue. Un cachalot plongea et la petite l’imagina dans les abysses. Elle retourna vers son placard et se rassit en tailleur, Moby Dick, elle serra le livre contre elle un moment. C’était celui-là qui voyagerait avec elle. »

Bien qu’elle aille droit au but et sans prendre de pincettes, l’auteur ne laisse pas ses personnages sans sentiments, bien au contraire. On ressent fortement les émotions des deux femmes sans que l’auteur ait besoin de s’étendre outre mesure. La petite, mal dans sa peau, qui essaie d’oublier, voire de s’oublier, en se créant un cocon de livres et de musique. La mère, qui se sent coupable pour sa fille et dont la rage, inextinguible, ne s’éteindra, éventuellement, qu’une fois cette page tournée.

« Elle évacua les pelletées et supporta l’écorchure tel Saint-Barthélémy, vertu de la souffrance physique dans l’oubli du gluant. Elle lui a tiré une balle dans la tête alors qu’il était allongé à terre, persuadé de se faire sucer. En quittant la boîte de nuit, ils avaient roulé deux bons kilomètres sur les rares pistes des calanques pour s’entreprendre quelque part. C’est ce qu’elle lui avait fait miroiter dans le fond des yeux. Regard de louve que savent lancer les femmes, auquel les hommes ne résistent pas toujours. En guise d’étoiles, il avait un trou noir à la place de ce qui ne convenait assurément plus de nommer visage, portrait au vrai par une élève de Bacon. Elle y était presque et parviendrait à l’enterrer, sa fosse atteignait le mètre de profondeur. Il lui semblait y être depuis une éternité. Au loin, l’Ouest et l’Est se préparaient en vue du combat lumineux de l’aurore. »

Forcément, les frères du violeur, bien que pas très futés, vont retrouver la trace des deux femmes. Forcément, ce genre d’histoire ne peut pas bien se terminer pour tout le monde.
Mais là où une histoire de vengeance et de fuite somme toute assez classique dans sa trame aurait pu faire pschitt, Petite louve se lit d’une traite et secoue durablement le lecteur. Grâce à la force de l’écriture surtout, mais aussi à quelques rebondissements pas piqués des hannetons et au cadre assez atypique – l’auteur vit en Corse et donne à voir l’île de Beauté avec réussite.

Si le texte n’est pas à conseiller à tout le monde en raison de sa thématique et de la violence – sous plusieurs formes – qui en découle, ce premier roman fait fort. Le portrait sans fard de deux femmes que la vie n’a pas épargnées mais qui s’aiment à leur façon et essaient de s’en sortir. Coûte que coûte ! A la dure !

Petite Louve, de Marie Van Moere, La Manufacture de livres (2015), 267 pages.

Gran Madam’s, paru en février dernier à la Manufacture de livres, est le premier roman d’Anne Bourrel.

Résumé

Virginie, jolie jeune femme, est devenue Bégonia Mars lorsqu’elle a commencé à se prostituer pour pouvoir poursuivre ses études de lettres. En se lançant dans cette activité lucrative, elle pensait tout maîtriser. Mais rapidement, Ludo l’a privée de liberté, privée de tout plaisir. Son impitoyable mac a fait de sa vie une morne succession de passes.
Aidé de Bégonia et du Chinois, Ludo décide d’éliminer le Catalan, devenu trop encombrant. La chose accomplie, le trio décide de quitter La Jonquera le temps que les choses se tassent. Sur la route, ils vont croiser le chemin d’une adolescente en fugue.

Mon avis

En préambule, signalons que Gran Madam’s – nom de l’établissement dans lequel travaille Bégonia – traite du plus vieux métier du monde (mais pas seulement). Anne Bourrel aborde le sujet sans voyeurisme mais frontalement, en adoptant le point de vue de la prostituée. De fait, certaines scènes assez crues pourront choquer les lecteurs les plus prudes. Hormis quelques passages dialogués, qui s’apparentent dans la forme à du théâtre, le roman est narré à la première personne, Bégonia nous racontant son quotidien de prostituée sous l’emprise de son mac, puis la fuite du trio après le meurtre du Catalan.

« Les nuits sont longues l’été quand on a tué quelqu’un. Dans la journée, le ciel est bleu mais il écrase. J’en suis venue à souhaiter être morte à sa place. Être morte à la place du Catalan. J’en suis venue à souhaiter qu’on nous retrouve, qu’on nous arrête, qu’on nous juge. Qu’on nous vomisse. Qu’on nous le dise enfin qu’on est des horreurs. Il me faudra garder ça tout le temps collé au corps ? La mort du Catalan collée au corps ? »

Durant leur virée, ils tombent sur une jeune fugueuse quelque peu enrobée et pas spécialement paniquée (elle n’en est pas à sa première escapade). Ils décident de la ramener chez elle. Les parents de Marielle leur en sont reconnaissants et leur proposent de rester quelque temps chez eux. Nous sommes en été, il fait très chaud, et le trio partage son temps entre les coups de main au couple, qui tient une station-service, et le farniente, bronzage, repas arrosés qui n’en finissent plus, piscine, etc. Les habitants du village ne voient pas tous d’un bon œil leur arrivée, les jugeant un peu louche, et commencent à jaser derrière leur dos.

« Au Gran Madam’s, je ne possédais qu’un seul livre, celui que j’avais dans la poche de mon manteau le jour où ils ne m’ont pas laissée repartir. C’était une traduction d’une pièce de Sarah Kane. J’ai demandé à Ludovic qu’il m’apporte d’autres choses et des romans aussi, mais il ne l’a jamais fait. Il me menaçait souvent de me confisquer mon unique bouquin. Je le cachais dans des endroits différents, dehors le plus souvent, dans un trou sous la haie qui entourait la boîte, bien emballé dans deux ou trois sacs en plastique. J’allais toujours le rechercher de nuit. De jour, il ne fallait même pas y penser. […]
Il n’a rien voulu savoir et l’a déchiré et l’a jeté par la fenêtre. Ça a fait un bruit d’oiseau apeuré, les pages du livre jeté.
Pas de livre et c’est tout, il a gueulé. Il m’a tiré les cheveux et m’a envoyé un coup de poing dans le ventre en me traitant de grosse emmerdeuse d’intello de ses deux. J’ai retrouvé quelques pages derrière un massif juste sous ma fenêtre et je les ai glissées dans mon Sarah Kane que je chérissais encore plus qu’avant. J’aurais tellement aimé avoir plein de livres à lire. »

Assez court – à peine deux-cents pages –, Gran Madam’s est joliment écrit et parfois très émouvant, comme lorsque Virginie nous raconte son amour de la lecture, plaisir innocent que lui a pourtant interdit Ludo. Si l’on se doute que tout ne va pas forcément très bien se terminer, Bégonia profite de la virée pour profiter de nouveau à des plaisirs simples : lire, se baigner, prendre le soleil, ou encore flirter avec Ali, joli métis qui ne semble pas non plus indifférent aux charmes de la jeune femme.

Sur un sujet pas forcément facile à traiter, Anne Bourrel s’en sort admirablement. L’écriture de ce drame – son premier roman – est très agréable à lire et semble présager de bonnes choses. Espérons qu’elle en écrira d’autres, au moins aussi bons.

Gran Madam’s, d’Anne Bourrel, La Manufacture de livres (2015), 187 pages.

Grossir le ciel est un roman de Franck Bouysse paru en 2014 à la Manufacture de livres.
Il figure parmi les finalistes du Trophée 813 du meilleur roman francophone.

Résumé

Les Doges, petit village des Cévennes, entre Mende et Alès. C’est là que vit Gustave Targot depuis toujours. Pas de femme, pas d’enfants, pas vraiment d’amis non plus : la seule compagnie de Gus se résume à Mars, son chien, Abel, son voisin, et à ses quelques vaches, dont il prend grand soin. Une vie tranquille, sobre mais plutôt heureuse. Jusqu’à ce jour de janvier 2007 où meurt l’Abbé Pierre et où Gus découvre une grosse tache de sang dans la neige, non loin de la ferme d’Abel.

Mon avis

Franck Bouysse, qui n’en est pas à son premier roman, sait y faire pour hameçonner son lecteur dès les premières pages. Comme Gus, nous sommes curieux de savoir comment vont – mal – tourner les choses à partir de la découverte de la tache de sang. Car il ne fait rapidement guère de doute que les choses ne vont pas aller dans le bon sens.
Bien qu’il soit particulièrement bourru – c’est peu de le dire – et quelque peu misanthrope, Gus n’est pas un mauvais bougre, et l’auteur parvient à nous le rendre plutôt sympathique au fil des pages.

« Une fois sur place, il décapa la couche de neige, puis arracha deux piquets pourris. Il fit ensuite des trous à la barre à mine avant de présenter deux piquets neufs qu’il enfonça à grands coups de masse claquant comme des détonations d’arme à feu, ricochant de loin en loin dans le brouillard. Après quoi, il démêla le fil de fer sans le remplacer, puis le rajusta en rangs équidistants qu’il fixa à l’aide de cavaliers. Il avait toujours eu l’habitude de bien faire les choses, de prendre son temps pour que le résultat soit à la hauteur de son ambition, parce que la contrainte des efforts supplémentaires exigés étaient bien moindre que l’insatisfaction d’un travail bâclé. Il en avait fait l’expérience plus d’une fois quand il était bien plus jeune et qu’il ne mesurait alors pas les choses et leur impact avec la même toise qu’aujourd’hui. »

Contrairement à l’effervescence qui nous est souvent servie dans les polars urbains, ce roman épouse le rythme de vie de ses protagonistes. Franck Bouysse prend son temps pour brosser ses personnages, nous donner à voir les bucoliques paysages des campagnes cévenoles ou même nous décrire le quotidien de la vie paysanne. Tous les auteurs ne peuvent pas raconter un vêlage comme si on y était sans que cela ne soit rébarbatif pour un sou.

Le romancier ne laisse pas pour autant l’intrigue de côté, et l’angoisse qui monte peu à peu en Gus, lequel voit un peu partout des signes lui inspirant de mauvais pressentiments, est communicative. Il se met peu à peu à suspecter tout le monde, à commencer par Abel.
Le final concluant ce drame annoncé est à l’image du roman : rude, beau, poignant.

Campagne profonde, rigueurs hivernales, protagoniste solitaire amoureux des bêtes… : Grossir le ciel partage bien des points communs avec l’excellent Julius Winsome. Et Franck Bouysse n’a même pas à souffrir de la comparaison avec Gerard Donovan car là aussi, l’écriture est belle, parvenant sans mal à dépeindre la rudesse de la nature et de ses habitants. À tel point que le titre n’aurait pas dépareillé dans la collection française de Gallmeister, si tant est qu’elle existât.

Grossir le ciel, de Franck Bouysse, La Manufacture de livres (2014), 198 pages.

Les rêves de guerre, paru en avril 2014 à la Manufacture de livres, est le second roman de François Médéline, après La politique du tumulte. Signalons, comme souvent chez cet éditeur (Back Up, Petite Louve, Gran Madam’s…), que la couverture est fort agréable à l’œil.


Résumé

1989. Michel Molina est inspecteur au SRPJ de Lyon. Lorsqu’il apprend qu’un Écossais, Paul Wallace, a été retrouvé noyé sur les bords du Léman et que le principal suspect est Jean Métral, cela ne peut que l’intriguer. En effet, Molina connaît bien ce coin pour avoir grandi à Yvoire. En 1969, alors qu’il n’avait que 17 ans, c’est Ben, le fils de Paul Wallace et meilleur ami de Michel, qui était assassiné, et déjà le même Métral qui fut désigné coupable et incarcéré. Cette « coïncidence » est trop louche pour Molina, qui décide de se rendre sur place, contre l’avis de ses supérieurs et sur ses congés, accompagné d’un collègue, le revêche inspecteur Grubin.

Mon avis

Le roman s’ouvre, le temps de quelques pages, en 1944 et sur des personnages qui viennent de s’évader du camp de Mauthausen. Sans trop rien dévoiler, on peut dire qu’on sera amenés à les recroiser.
On se retrouve ensuite en 1989, à suivre l’enquête officieuse de Michel Molina, amené vingt ans plus tard à retourner dans la région de son adolescence. Forcément, il y retrouve des (ex-)amis et des connaissances qui ne sont pas particulièrement ravi-e-s de le retrouver, surtout quand il s’agit de mettre son nez dans leurs affaires.

« Le vieux s’est rasé. Quand il est sorti de la salle de bains, il a allumé un cigarillo, s’est collé un bout de PQ sous le menton pour éponger une coupure. Son pantalon en velours était râpé au niveau des genoux, il flottait sur ses chevilles. Son gros orteil droit s’était frayé un chemin jusqu’au trou de ses chaussettes orange.T’es grande classe. Le vieux a maté le trou de sa chaussette, glissé les pouces sous ses aisselles. Il a haussé les épaules, pompé sur son cigarillo, ouvert le frigidaire, décapsulé une bière. Après la première gorgée, il a marmonné : Les goûts et les couleurs, ça se discute pas. Je me suis levé. J’ai pris un caleçon, un jean, un tee-shirt blanc à manches longues dans ma valise. Je suis entré dans la salle de bain. Le problème, c’est que t’as pas de goût et que t’aime trop les couleurs. »

François Médéline semble prendre plaisir à faire évoluer ses personnages dans les années 1980, distillant au fil des pages autant de petits détails de l’époque. Molina, avec ses fêlures et son sale caractère, est au moins aussi intéressant que « le Vieux », pourtant bougon, paraît sympathique. « C’est la vieille qui nous a conduits au deuxième ; soit c’était la femme du patron, soit c’était sa mère, aussi bien c’était les deux. » Pendant que Molina enquête, son collègue se croit déjà en préretraite, se contentant de parties de pêche sur le lac et de siffler tout ce qu’il trouve dans le frigo de l’hôtel.

Souvent déstabilisante et plutôt éloignée des canons du genre dans le fond (s’intéresser à la littérature, au métier d’écrivain et faire intervenir Bernard Pivot n’est pas chose fréquente dans le polar) comme dans la forme (ici, pas de chapitres ultra-courts ou de cliffhangers à gogo), l’intrigue tissée par François Médéline n’en est pas moins passionnante. Loin d’être cousue de fil blanc, et malgré un rythme plutôt lent, elle tient le lecteur en haleine sur la durée, lui assénant dans le final quelques rebondissements bien sentis. Malgré la noirceur générale, l’humour est un peu présent, surtout dans les dialogues (quelques « punchlines » savoureuses nous font sourire).

Les rêves de guerre, mêlant plutôt habilement intrigue policière, histoire, littérature et questionnements philosophiques, est une réussite dans son genre. Roman noir plus intelligent que la moyenne, il rebutera peut-être certains lecteurs qui le trouveront éventuellement trop difficile d’accès. Pour les autres, il donnera sans doute envie de poursuivre avec l’œuvre trop méconnue de François Médéline. Signalons que son premier roman, La politique du tumulte, est désormais disponible en poche.

Les rêves de guerre, de François Médéline, La Manufacture de livres (2014), 327 pages.