Articles Tagués ‘Les Arènes’

Marseille 73 est un roman de Dominique Manotti qui vient de paraître dans la collection Équinox des éditions des Arènes.

pol_cover_38219Résumé

Malek Khider, 16 ans, est abattu alors qu’il sortait d’un café marseillais. Trois balles, tirées quasi à bout portant. Le tueur, depuis une Mercedes, ne lui a laissé aucune chance. Pour ses frères, d’origine algérienne comme lui, il n’y a pas à chercher le mobile bien loin : Malek a été tué à cause de son origine. Malgré une hécatombe chez les Maghrébins de Marseille et des environs, la police nie officiellement toute vague de crimes racistes et présente chaque décès comme un cas isolé : tantôt un accident, tantôt un fait divers à mettre sur le compte des activités interlopes du mort.
Une victime adolescente au casier immaculé présentée comme un bandit. Des douilles récupérées sur la scène du crime mystérieusement écrasées et inutilisables. À l’Évêché, quelques policiers dont le commissaire Daquin commencent à avoir des doutes quant à la version officielle.

Mon avis

On ne présente plus Dominique Manotti, agrégée d’histoire, professeur de lycée puis maître de conférences à Paris-VIII, devenue auteure de romans noirs au succès que l’on sait. Après avoir dépeint Paris ou l’est de la France dans des périodes plus contemporaines comme pendant la Seconde Guerre mondiale, ce roman « phocéen » fait suite à Or noir (Série Noire, 2015) bien qu’il puisse se lire indépendamment. On y retrouve le commissaire Daquin, 27 ans, à son premier poste, à la police judiciaire de Marseille. Les amateurs de l’auteur l’auront peut-être déjà croisé, plus âgé et en région parisienne (Sombre sentier, À nos chevaux !, Kop).

Au total, huit morts en quinze jours. Une bonne moyenne d’un mort tous les deux jours. Mais ce sont les chiffres officiels, la réalité est très probablement différente. […] En fait, depuis l’affaire de Grasse, le 12 juin dernier, il y a eu pratiquement tous les jours des incidents violents à Marseille et dans ses environs immédiats dont les victimes sont toutes des Nord-Africains, comme le disent les statistiques officielles, et, pour être plus précis, jusqu’ici, la très grande majorités des victimes sont algériennes. Ces tirs ne doivent sans doute rien au hasard. La guerre d’Algérie n’est pas finie. […]
– Comment se fait-il que la presse n’ait rien répercuté avant ces tout derniers jours ? Et que nous ne soyons pas tous mobilisés pour mettre fin au massacre ? Encore mieux, nous, à la Criminelle, nous ne sommes même pas au courant ? […]
– Grimbert, appelons un chat un chat. Nous sommes confrontés ici à Marseille à une vague de terrorisme anti-immigrés maghrébins, dans le prolongement de la guerre d’Algérie, et sans doute dans le prolongement du terrorisme de l’OAS. Et apparemment, la consigne donnée à la police et à la justice est de regarder ailleurs. Cela ne peut pas être sans conséquence. Les répercussions seront lourdes sur la société, mais aussi sur le fonctionnement de nos services. Vous le savez aussi bien que moi.
Coup de froid dans le bureau.

Dévorer un ouvrage de Dominique Manotti, c’est un plaisir double. Celui de lire un roman noir de grande qualité tout en prenant un cours d’histoire passionnant. Une fois que l’idée de départ est là, l’auteure met en général plus d’un an à se documenter sur la période concernée avant que les personnages s’imposent à elle et de commencer à rédiger (voir ce passionnant entretien avec l’éditeur Aurélien Masson pour les coulisses d’écriture de ce roman). Ce Marseille 73 fait sinistrement écho à des problèmes sociétaux liés au racisme et aux violences étatiques encore bien trop présentes de nos jours. Si la chronologie a été volontairement contractée – les événements évoqués dans le roman se sont déroulés sur cinq ans et non sur quelques mois – rien n’a malheureusement été inventé ou presque, comme le montre ce reportage de la RTBF tourné à Marseille en août 1973, peu après l’assassinat de Ladj Lounes. Malgré l’acuité des références historiques, l’écriture de Dominique Manotti, sans fioritures, est toujours aussi efficace. Certains passages donnent particulièrement envie de voir ce roman un jour adapté au cinéma.

Malgré ce qu’affirme la police, les frères Khider sont persuadés, tout comme le paternel, que Malek n’a trempé dans aucune affaire sordide ayant pu amener à son assassinat. Grâce à Maître Berger, un jeune avocat progressiste rêvant de faire carrière, ils entendent bien le prouver. À l’Évêché, Daquin doit faire avec sa hiérarchie et ses collègues de la Sûreté, pour qui la mort d’un « Algérien » n’est clairement pas la priorité. À Marseille, une grève se prépare pour dénoncer cette vague de violences racistes que l’histoire retiendra sous l’appellation de « ratonnades de 1973« .

Roman noir historique ultradocumenté sans jamais être pédant ni par trop lent, Marseille 73 est plus que jamais d’actualité. Dans cette époque partagée entre le mouvement Black Lives Matter et des dirigeants pour qui le racisme et les violences policières n’existent pas, il n’est guère difficile de se convaincre que ce type de roman est encore nécessaire. Marseille 73 est une œuvre de première nécessité qui continue de démontrer que le talent des grands romanciers, c’est parfois de nous parler d’hier pour évoquer aujourd’hui.

Marseille 73, de Dominique Manotti, Les Arènes/Équinox (2020), 385 pages.

City of Windows est un roman de Robert Pobi paru dans la collection Equinox des éditions des Arènes en janvier, dans une traduction de Mathilde Helleu.

51wkijt5eblRésumé

New York est sous la neige, à demi figé dans la tempête. Un agent du FBI est abattu au volant, tuant de surcroît une passante avec son véhicule. Le tir semble être l’œuvre d’un sniper aguerri mais difficile d’en savoir plus dans une ville où les innombrables gratte-ciel sont autant de spots potentiels, surtout dans ces conditions dantesques. C’est pourquoi le FBI décide de faire appel à Lucas Page, ancien agent, professeur d’astrophysique et expert en balistique.
Retiré des affaires suite à de graves blessures et désormais père de famille, Lucas refuse dans un premier temps son concours. Avant que le sniper ne tue un deuxième policier et le fasse changer d’avis.

Mon avis

Après L’Invisible et Les Innocents, parus chez Sonatine, Robert Pobi débarque chez Les Arènes avec cet épais thriller annoncé comme « le premier d’une longue série » mettant en scène Lucas Page.
En matière de thriller, l’auteur sait visiblement y faire. Le premier chapitre, mettant en scène la double mort due au sniper, est un modèle du genre. Le lecteur est happé d’entrée et Robert Pobi ne relâche pas son étreinte, tant et si bien qu’on ne voit pas les 500 pages passer. Les quelques temps plus calmes, qui nous apprennent à en savoir plus sur Lucas, sont intéressants car le personnage lui-même est atypique. Enfant « spécial » qui a changé de famille plusieurs fois, il est désormais lui-même le patriarche d’une famille composée de nombreux enfants accueillis avec sa nouvelle épouse, chirurgienne pédiatrique, qu’il a rencontrée dans le cadre de sa rééducation. Ayant perdu l’usage d’une jambe, d’un bras et d’un œil après le drame qui aurait dû le tuer mais dont il s’est miraculeusement sorti après un long coma, Lucas Page est décidément un personnage étonnant et attachant. Le lecteur pourra éventuellement trouver certaines scènes peu crédibles mais pardonnera facilement ces quelques facilités tant le rythme est soutenu et les fausses pistes abondantes et ingénieuses.

Redoutable d’efficacité et mettant en scène un personnage charismatique, City of Windows est un thriller convaincant qui donne envie de poursuivre l’aventure aux côtés de Lucas Page.

City of Windows (City of Windows, 2019), de Robert Pobi, Les Arènes / Equinox (2020). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Helleu, 496 pages

Cherry est un roman de Nico Walker paru il y a quelques jours dans la collection Équinox des éditions des Arènes, dans une traduction de Nicolas Richard.

51hvscxkuolRésumé

Cleveland, 2013.
En première année d’études supérieures, le narrateur n’est passionné ni par les cours ni par grand-chose d’autre en vérité, comme on peut l’être à dix-huit ans. Malgré son intérêt pour les filles, à commencer par la belle Madison, sa rencontre avec Emily est plus qu’un choc. C’est une révélation : le véritable coup de foudre. Dès lors, il ne s’imagine plus vivre sans elle. Lorsqu’elle lui annonce qu’elle part pour ses études au Canada, totalement désemparé, il décide de s’engager dans l’armée sur un coup de tête. L’envoi de sa section en Irak sera pour lui le début des ennuis…

Mon avis

Vétéran de la guerre d’Irak, Nico Walker, ancien drogué, a été condamné à treize ans de prison pour braquage. S’il devrait sortir de prison en 2020, ce premier roman, il l’a écrit derrière les barreaux. Bien qu’elle ne soit pas présentée comme telle, Cherry est incontestablement une autobiographie romancée. On ne peut que sourire, en se demandant à quel point l’auteur se moque de nous lorsqu’il écrit, en introduction de son œuvre : « Ce livre est une œuvre de fiction. Ces choses-là n’ont jamais eu lieu. Ces gens n’ont jamais existé. »

S’il est difficile de savoir ce qui lui est réellement arrivé ou non, ce qu’il a vraiment vu ou non – et à la limite, peu importe – ce roman est fortement inspiré de faits réels et de l’expérience hors du commun de Nico Walker. C’est sans doute pourquoi tout paraît si viscéralement vrai. De la puissance de l’amour du narrateur pour Emily à sa décrépitude dans l’héroïne et autres dérivés de l’opium en passant par l’horreur de la guerre d’Irak et ses conséquences sur la santé mentale de n’importe quel être humain normalement constitué. S’il comporte techniquement six parties, le roman est construit en trois blocs bien distincts. La première partie donne à voir la vie étudiante du narrateur, sa rencontre avec Emily, leurs premiers émois et les soirées estudiantines, d’où la drogue n’était déjà pas étrangère… La deuxième partie est entièrement consacrée à l’expérience militaire du narrateur, et en premier chef au quotidien des GI pendant la guerre d’Irak. Si les scènes de guerre sont plus vraies que nature et mettent parfois le lecteur dans l’inconfort total – attention, certains passages sont très rudes – l’oisiveté à la caserne semble presque aussi éprouvante. Tensions internes, consommation excessive de porno, ingestion de produits divers et variés comme le dépoussiérant pour ordinateur faute de drogues à portée de main… Après une année de combats, l’auteur rentre aux États-Unis dans un sale état, comme nombre de ses compagnons d’armes. Il songe au suicide, se fait suivre pour faire face à son état de stress post-traumatique. Puis Emily ressurgit dans sa vie, pour le meilleur et pour le pire. C’est cette longue descente aux enfers, paradoxalement idyllique, que raconte la dernière partie.

D’un réalisme à toute épreuve, aussi bien dans les scènes de guerre et d’amour que dans les descriptions des effets de la drogue ou les dialogues, souvent brillants, Cherry est une expérience de lecture hors du commun, saisissante à bien des égards. Malgré la violence, la rage et l’autodestruction qui s’en dégagent, cette tragédie poignante est aussi l’occasion de grands moments de tendresse. Après avoir été étudiant, soldat, junky et braqueur, Nico Walker est devenu un écrivain de grand talent.

Cherry (Cherry, 2018), de Nico Walker, Les Arènes/Équinox (2019). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 430 pages.

Paradigma est un roman de Pia Petersen qui vient de paraître dans la collection Equinox (Les Arènes).

41suqyskixlRésumé

Los Angeles, de nos jours.
Une part d’elle s’appelle Laline et travaille en open space à éplucher des statistiques.
Une autre part s’appelle Luna. Blogueuse et hacktiviste, elle publie des textes politiques lus par des millions de personnes à travers le monde et enjoint les pauvres des États-Unis à s’unir et à marcher vers la Cité des Anges. Avec #thegreatberverlyhillswalk, il s’agit d’être un maximum à se rejoindre, pacifiquement et silencieusement, dans ce lieu hautement symbolique du luxe, de la richesse et du paraître.
Qui sont ces milliers de pauvres venus fouler les rues les plus clinquantes de L.A. ? Et à l’occasion de la cérémonie des Oscars qui plus est ! C’est le branle-bas de combat en haut lieu pour éviter le pire.

Mon avis

On connaît peu Pia Petersen, qui a pourtant une bibliographie assez fournie. Danoise d’origine écrivant en français et vivant à Los Angeles, ses choix de vies semblent inspirer certaines de ses œuvres. À commencer par ce Paradigma donc.
Si Luna/Laline est le personnage principal de l’histoire, on en suit de nombreux autres. Un peu trop même peut-être, car on s’y perd parfois un tantinet et certains ne sont guère signifiants – ou auraient mérité d’être approfondis.

L’idée de départ, à la fois simple et originale, était à double-tranchant. On imagine sans peine que le même point de départ puisse offrir de véritables nanars, télévisuels ou littéraires. Seulement, Pia Petersen a plusieurs cordes à son arc. Elle sait raconter une histoire de manière à embarquer son lecteur avec entrain sur près de quatre-cents pages. Elle a aussi des choses à dire et les messages qu’elle a à faire passer ont le mérite d’être clairs et extrêmement convaincants. Les réflexions amorcées par Luna et d’autres personnages sur le partage des richesses, le rapport de l’être humain au travail ou la gouvernance des États sont passionnantes, de même que les citations de penseurs (de tous horizons, d’hier comme d’aujourd’hui) qui viennent clore la plupart des chapitres.
Tout au plus quelques termes auraient mérité une note de bas de page, comme ce POTUS dont on saisit assez rapidement l’identité néanmoins.

Paradigma est un roman rare, passionnant. Sa construction est assez étonnante puisqu’il commence pour ainsi dire par la fin. C’est aussi quelque part une histoire d’amour impossible même si ce n’est sans doute pas ce qui prime. Surtout, et bien que « sans étiquette », c’est un roman éminemment politique, au sens qu’il s’intéresse à la vie de la cité (L.A. et les États-Unis principalement ici) avec une acuité peu commune pour une œuvre de fiction.

Paradigma, de Pia Petersen, Les Arènes/Equinox (2019), 383 pages.

La Vague est un roman d’Ingrid Astier qui vient de paraître dans la collection Equinox (Les Arènes).

51nfcc7o9olRésumé

La Vague, c’est Teahupo’o, «le mur de crâne», la plus belle et la plus dangereuse de Tahiti. Elle fait venir des surfeurs du monde entier. Plus ou moins aguerris. Plus ou moins inconscients. Elle participe à faire vivre l’économie locale. Mais amène aussi de drôles d’énergumènes à la mentalité bien loin des traditions ancestrales.
Hiro est l’un de ceux qui connaît le mieux la Vague, et la passe Hava’e est son terrain de jeu. Lorsqu’il voit débarquer Taj, un surfeur Hawaïen à l’arrogance exacerbée, il est pris d’un méchant pressentiment. Cet homme est mauvais.

Mon avis

Les lecteurs de polar ont pu découvrir Ingrid Astier en 2010 avec la parution à la Série Noire de Quai des enfers. Son personnage principal en était la Seine, ses protagonistes les policiers de la brigade fluviale. Après deux autres opus parus dans la mythique collection de Gallimard, changement d’éditeur et de décor pour ce titre. L’auteur retrouve Aurélien Masson, désormais à la tête de la collection Equinox. Et si l’élément liquide occupe toujours une place centrale, direction les antipodes.

« Il y avait longtemps que Hiro savait que même le chant le plus pur des oiseaux ne tue pas le venin du destin. Sa vallée avait beau être reculée, elle ne le serait jamais assez pour fuir la folie des hommes.
Alors il fallait l’affronter. Et comme la houle, la dompter. »

Tahiti. Ses paysages luxuriants, ses lagons, ses vagues cristallines, ses vahinés, ses traditions séculaires. À l’écart des cartes postales, on croise aussi la pauvreté, le chômage, l’obésité, l’alcool, le paka (le cannabis insulaire). Et comme si ça ne suffisait pas, voici qu’arrive l’ice, cette drogue de synthèse qui fait des ravages au sein de la jeunesse îlienne.
Il y a fort à parier qu’Ingrid Astier a passé un moment sur l’île tant tout semble véridique. Hormis l’intrigue elle-même, on se demande d’ailleurs quelle part de ce qu’elle décrit avec adresse est fictive. La narration est à la troisième personne mais grâce à l’alternance des personnages, elle donne à voir différents points de vue. L’arrivée de masses de touristes, surfeurs y compris, et les conséquences de la mondialisation sur la société tahitienne est semble-t-il assez effrayante. Les traditions se perdent et parmi les jeunes générations, certains se retrouvent déracinés sur leur propre sol.

« Sur les bas-côtés de la route, les motus de jeunes se formaient. Ils avaient tous des coiffures de footballeurs, une mode qui se moquait des distances et n’avait aucun mal à traverser les océans ou à triompher des airs. Si l’intelligence avait pu être aussi contagieuse, la face du monde en eût été changée… »

L’intrigue est passionnante bien que somme toute assez classique. Quelques rebondissements sont prévisibles, il est vrai, mais le grand soin apporté par l’auteur à l’écriture – y compris au choix des mots – et la profondeur de certains personnages font paraître ce bémol comme anecdotique. La belle Reva ; Birdy, devenu prisonnier de sa chaise roulante suite à un accident de surf ; Hiro, amoureux de son île, de la mer, de la nature et prêt à tout pour défendre ses proches, à commencer par Moea, sa sœur, et Tuhiti, son neveu. Autant de protagonistes qui ne laisseront sans doute pas indifférent.
Enfin, bien que cela ne soit pas rédhibitoire, certains lecteurs peu au fait du vocabulaire du surf pourront peut-être déplorer l’absence d’un glossaire ou de notes de bas de page, qui auraient aussi pu faciliter la compréhension de quelques termes tahitiens inconnus dans l’Hexagone.

« Le mur se dressa. Une vraie paroi. Le mariage du surf et de l’escalade. Une verticalité à près de quatre-vingt-dix degrés. Hiro aurait pu le voir dix mille fois, il aurait toujours été impressionné par cette terrifiante majesté. S’il mourrait un jour loin de cette vague, il pourrait, les yeux fermés, dessiner mentalement les lignes tendues à l’extrême, comme du sucre filé, aspirées par la vague qui se formait et s’ourlait en formant le tube sacré. Cette vague qui semblait sucer toute l’eau du reef devant elle sans jamais vouloir s’arrêter. Cette force démoniaque décoiffée par l’écume, ces couleurs irisées et nacrées qui piégeaient la lumière comme le surfeur, où toutes les teintes des perles de culture se retrouvaient. Oui, il aurait pu mourir avec ce mirage dans les yeux, n’importe où dans le monde. Il aurait pu mourir pour elle aussi, à l’instant même.
Et à chaque session, il le prouvait. »

D’une tonalité sombre mais rarement désespérant, La Vague est un très beau roman noir se déroulant dans un cadre paradisiaque peu fréquenté par les auteurs de polars. Ce voyage à Tahiti laissera assurément de bons souvenirs et donne envie de retrouver Ingrid Astier dans d’autres contrées.

La Vague, d’Ingrid Astier, Les Arènes/Equinox (2019), 398 pages.

Mauvais œil est un roman de Marie Van Moere tout juste paru dans la collection Equinox (Les Arènes).

pol_cover_32063Résumé

Un temps, Attilius Mattéi a été un des caïds de la mafia corse. Avec la belle Antonia, sa reine, ils étaient les maîtres d’Ajaccio. Depuis, Attilius est porté disparu – sans doute victime d’un règlement de compte – et la veuve se morfond, entre un père rosse et grabataire et deux fils peu dégourdis, Joseph et Ours-Pierre. Mais voilà que ressurgit Toussaint Galéa, l’ex bras droit d’Attilius exilé au Gabon depuis une éternité. Coïncidence ou pas, son retour semble attirer le mauvais sort. Sur l’entourage d’Antonia, mais pas seulement. Les affaires reprennent.

Mon avis

Nous avions découvert Marie Van Moere avec Petite Louve, paru à La Manufacture de livres en 2014, qui mettait en scène une mère prête à tout pour protéger sa fille adolescente et la venger des hommes qui l’avaient violée. Ici, le style a quelque peu évolué. Bien que l’auteur donne à voir les sentiments des personnages – notamment ceux d’Antonia – , la narration paraît moins intimiste. Les émotions sont moins palpables, moins viscérales. L’écriture est plus froide, voire plus factuelle et évoque par moments les textes de Dominique Manotti, peut-être aussi en raison de la thématique, ces sphères interlopes où s’entrecroisent réseaux mafieux, intérêts économiques et politique.

Comme dans Petite Louve, l’action se déroule en Corse, île sur laquelle vit Mauvais œil. Les paysages de l’Île de Beauté sont à l’honneur, à commencer par Ajaccio – la ville est en somme l’un des personnages principaux du roman – et son golfe. La grande bleue joue un rôle important, et l’auteur nous livre de beaux passages du côté de l’archipel des Sanguinaires, y compris quelques scènes sous-marines, très évocatrices et assez rares en littérature pour être mémorables. Les Corses sont quant à eux moins à leur avantage. Sans insister, l’auteur effleure certains traits propres aux insulaires et à leur esprit parfois un peu étriqué, à commencer par le racisme, assez présent semble-t-il, et le respect de certaines traditions parfois contestables.

L’intrigue est solide, documentée – l’auteur cite des articles de Médiapart – et le personnage de l’inspecteur Cécile Stéphanopoli, en froid avec sa femme, est assez atypique.

Cinq ans après Petite Louve, Marie Van Moere confirme tout le bien qu’on pensait d’elle tout en adaptant sa manière d’écrire à ce nouveau récit. On prend d’ores et déjà date pour la prochaine virée en Corse… ou ailleurs.

Mauvais œil, de Marie Van Moere, Les Arènes/Equinox, 420 pages

L’Étoile du nord (Star of the North) est un roman de D. B. John qui paraît ce jour dans la collection Equinox (Les Arènes) et dans une traduction d’Antoine Chainas.

pol_cover_32062Résumé

Jenna Williams, Américaine d’origine coréenne commence sa carrière d’enseignante à l’université mais peine à se remettre d’un traumatisme terrible. Sa sœur jumelle, Soo-Min, a disparu en 1998 lors d’un voyage, alors qu’elle se trouvait sur une plage japonaise avec son nouveau petit ami, lui aussi évaporé. Sa mère a fait son deuil mais Jenna ne peut s’empêcher de croire qu’elle est peut-être encore vivante, quelque part.
Dans les environs de Hyesan, près de la frontière entre la Corée du Nord et la Chine, Mme Moon, qui cherchait des champignons, voit un petit ballon atterrir ici, au milieu de nulle part. Vivant dans une grande pauvreté, elle décide de subtiliser discrètement son contenu, pour faire bouillir la marmite avant que les autorités ne viennent voir de quoi il s’agit.
À Pyongyang, Cho se voit donner de mauvaises nouvelles par son frère. Leur ascension fulgurante au sein de l’élite du pays pourrait être stoppée net. Une enquête suit son cours sur l’origine biologique des frères, adoptés très jeunes. Cho craint pour sa famille car pour les descendants de traîtres au régime, la déchéance peut aller jusqu’à la mort.

Mon avis

Né au Pays de Galles, D. B. John a travaillé comme avocat puis dans l’édition pour la jeunesse avant d’écrire son premier roman à Berlin, en 2009. En 2012, il fait un voyage qui le marquera durablement. Invité à visiter Pyongyang, il doit, comme le reste de la délégation, se plier au culte de Kim. Il sait que ce que les autorités locales leur laissent entrevoir de la capitale nord-coréenne n’est que le sommet de l’iceberg et ne peut s’empêcher d’imaginer tout ce qu’on leur cache. Dès lors, il lit énormément sur ce pays, se rend plusieurs fois en Corée du Sud où il interroge des habitants du sud et du nord : ce livre devient une évidence. Dans ses notes en fin d’ouvrage, il explique la genèse du projet, la manière dont il s’est documenté et surtout, permet au lecteur de départager le vrai de ce qui est totalement fictif.

Malheureusement, D. B. John n’a pas eu besoin d’inventer grand-chose pour rendre ce roman particulièrement glaçant. Passionnant du début à la fin, ce roman choral où l’on suit parallèlement trois destinées est un modèle du genre, empruntant autant aux codes du thriller qu’à ceux du roman d’espionnage. On imagine qu’Antoine Chainas a dû prendre du plaisir à traduire ce titre auquel on pourra seulement reprocher quelques facilités scénaristiques. En effet, l’usage de plusieurs grosses ficelles rend certains rebondissements assez prévisibles. Mais on pardonne volontiers l’auteur tant les quelque six cents pages se dévorent avec une fluidité totale.

Solidement documenté à tous les niveaux et passionnant de la première à la dernière page, L’Étoile du nord est une fiction fort réussie qui nous en apprend autant sur la Corée du Nord et ses sinistres dessous qu’un documentaire. Les lecteurs se souviendront des personnages de ce roman, notamment de la destinée de Jenna, et certains seront peut-être tentés de creuser un peu la question nord-coréenne en piochant dans la mine bibliographique proposée par D. B. John.

L’Étoile du nord (Star of the North, 2018), de D. B. John, Les Arènes/Équinox (2019). Traduit de l’anglais (Pays de Galles) par Antoine Chainas, 611 pages.

L’Éternité n’est pas pour nous est un roman de Patrick Delperdange paru dans la collection Équinox (Les Arènes) en octobre.

pol_cover_30084Mon avis

Lila passe le gros de ses journées sur une chaise en plastique à attendre ses clients, principalement des employés de la mine. Le travail est devenu une denrée rare dans la région, et la jeune femme n’a pas trouvé mieux que la prostitution pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille, Cassandre.
Sam et son demi-frère fuient un foyer après un nouveau dérapage de Danny. Ils battent la campagne pour dénicher ne serait-ce qu’un refuge où passer la nuit.
Julien SaintAndré, fils du ponte local, est bien décidé à s’amuser un peu, avec ses amis. L’alcool aidant, les fronts brillent mais pas les idées.

Résumé

Si tous les dieux nous abandonnent, premier roman de Patrick Delperdange, avait été publié par Aurélien Masson, déjà, mais chez Gallimard. C’est donc aux Arènes, et dans la nouvelle collection de l’ex-patron de la Série Noire, Équinox, que paraît L’Éternité n’est pas pour nous, présenté par l’éditeur comme un « roman noir rural dans la lignée des grands maîtres américains ». Si le roman est noir et qu’il se déroule effectivement à la campagne, il est moins certain que l’auteur bruxellois se hisse au niveau des Larry Brown et autres Daniel Woodrell mentionnés par l’éditeur. L’influence de cette école est néanmoins palpable et cela n’empêche pas le roman d’être rondement mené.

Ce type de texte ne plaira pas à tous les amateurs de polar. Ici, l’intrigue n’est pas une enquête policière. Elle est même très ténue. On s’en doute, tout ce petit monde va être amené à se croiser, ou plutôt à se télescoper, et rarement pour le meilleur. Il y a bien là deux policiers, mais ils ne brillent pas par leur intelligence et sont quelque peu dépassés par les événements. La relation conflictuelle entre Lila et sa fille est intéressante ; d’autres protagonistes sont odieux à souhait. La violence est certes présente, mais Patrick Delperdange ne verse jamais dans la surenchère. Et malgré la noirceur de l’ensemble, on sent que l’auteur aime ses personnages, ou tout au moins une bonne partie d’entre eux : ces laissés-pour-compte qui luttent pour survivre et gagner un petit bout d’éternité malgré tout.

L’Éternité n’est pas pour nous ne plaira sans doute pas à tous les amateurs de romans à énigme ou de thrillers. Aux lecteurs qui ne sont pas contre un peu de noir rural, en revanche, le texte devrait plaire car il est efficace et joliment écrit. De plus, ce type de littérature étant essentiellement étasunien, il n’est pas inintéressant de voir que les « rednecks » peuvent aussi être européens.

L’Éternité n’est pas pour nous, de Patrick Delperdange, Les Arènes/Équinox (2018), 272 pages.

Les Féroces, paru il y a quelques jours en Equinox, est le premier roman de Jedidiah Ayres traduit en français, par Antoine Chainas en l’occurrence.

pol_cover_30086Résumé

« Politoville », c’est un hameau en plein désert, au sud de la frontière séparant le Mexique des États-Unis. Il n’est pas officiellement répertorié et, propriété de groupes mafieux, les lois classiques n’y sont pas appliquées. Tout ce qu’il y a de criminels et autres fugitifs s’y retrouvent, ainsi que de nombreuses femmes, devenues prostituées, parfois très jeunes et plutôt de force que de gré.
L’une d’elle s’échappe et planifie une vengeance à la hauteur des souffrances subies.

Mon avis

Premier roman de Jedidiah Ayres, Les Féroces porte bien son nom et n’est assurément pas à mettre entre toutes les mains. Ces quelque cent-vingt pages sont un concentré de violence et certaines scènes, très visuelles, sont particulièrement dérangeantes. On parle là de violences physiques – déferlantes de coups et autres sévices – mais également, plus insidieuses, de violences psychologiques, principalement à l’égard des « Maria », ces jeunes Mexicaines arrachées à leur famille, souvent pour régler une dette, et passant du statut de monnaie d’échange à celle d’esclaves sexuelles. Les hommes peuplant ce récit n’ont d’hommes que le nom car ils sont en vérité bien plus proches d’animaux sauvages de par leur comportement consistant pour l’essentiel à assouvir leurs pulsions primaires.

L’écriture de Jedidiah Ayres est minimaliste – exit les longues descriptions – mais montre tout. Certains lecteurs trouveront sans doute que l’auteur aurait pu être plus elliptique et nous épargner bien des détails. D’autres y trouveront peut-être, non pas leur bonheur mais ce qu’ils recherchent dans ce type de récit. Pour autant, la plume de l’auteur est parfois empreinte d’une espèce de lyrisme et de connotations quasi mythologiques. Le romancier évite aussi de sombrer dans le manichéisme en faisant intervenir des personnages plus ambigus qu’il n’y paraît.

Aussi puissant que dérangeant, ce récit, intéressant mais très difficile à lire par moments, aurait peut-être gagné à suggérer davantage qu’à montrer, à l’instar du Requiem pour Miranda paru il y a peu dans la même collection. Faisant penser à une espèce de Machete littéraire, l’humour en moins, ces Féroces se méritent et l’on n’a pas spécialement l’envie de se replonger de sitôt dans un autre roman de Jedidiah Ayres si l’auteur persiste dans ce genre. Mais d’autres l’auront peut-être ?

Les Féroces (Fierce Bitches, 2013), de Jedidiah Ayres, Les Arènes/Equinox (2018). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Chainas, 122 pages.

Requiem pour Miranda, second roman de Sylvain Kermici, est paru en septembre dans la collection Equinox (Les Arènes).

51n2beoflnklRésumé

Une jeune mère de famille a été enlevée. Entravée, elle supplie ses ravisseurs et tente de comprendre le pourquoi du comment. Les deux hommes ne semblent avoir aucune autre motivation que celle de faire d’elle ce que bon leur semble. Bien que bon ne soit pas ici le mot le plus approprié.

Mon avis

Sylvain Kermici avait fait son entrée en littérature avec Hors la nuit, court roman paru à la Série Noire en 2014. Ayant suivi Aurélien Masson dans son nouveau projet Équinox, l’auteur est toujours aussi concis – 170 pages au format poche ici. Là où beaucoup font trop long ou peinent à stopper leur plume dans son élan, Sylvain Kermici sait faire ramassé et là, en l’occurrence, il n’y avait aucune nécessité à être plus disert.

Dans un première partie, on s’interroge et tremble d’effroi avec cette jeune femme qui se refuse encore à voir sa fin venir mais qui ne voit pas comment elle pourrait se sortir de cette situation désespérée. Dans un second temps, l’objectif se fixe sur les deux hommes, deux êtres dangereusement ternes qui se sont trouvés pour le pire. Ils essaient vainement d’assouvir leurs pulsion mais semblent inéluctablement enferrés dans une fuite en avant de l’horreur. C’est donc tous les protagonistes qui sont donc enfermés d’une manière ou d’une autre : la première littéralement, les seconds dans leurs comportements dépravés dont ils retirent finalement à peine le plaisir escompté.

C’est épuré, quasi clinique, surtout lorsque l’auteur s’intéresse aux deux « monstres » et il est bien difficile de recommander chaleureusement cette lecture, dérangeante s’il en est. Pourtant, Sylvain Kermici ne verse jamais dans la surenchère et les violences sont plus suggérées que gratuitement données à voir comme dans nombre de thrillers gores. Ici l’horreur est plus psychologique et peut-être, de ce fait, plus atroce encore.

Avec ce curieux huis clos fort bien écrit, Sylvain Kermici revisite à sa manière le récit de séquestration. Terrible. Glaçant.

Requiem pour Miranda, de Sylvain Kermici, Les Arènes/Équinox (2018), 173 pages.