Articles Tagués ‘Liana Levi’

Nafar est un roman de Mathilde Chapuis paru chez Liana Levi en 2019.

Wet Eye GlassesRésumé

Il attend devant le fleuve Meriç de pouvoir traverser sans se faire arrêter par les gardes-frontière turcs ou grecs. Il a fui la guerre et les bombardements de Oms et connu mille difficultés déjà depuis sa Syrie natale. Mais il ira en Suède, coûte que coûte. Aucun obstacle ne saurait lui résister. S’il tombe sept fois, qu’importe, il se relèvera huit.

Mon avis

Mathilde Chapuis a beaucoup voyagé (Grèce, Liban…) et vécu deux ans à Istanbul où elle a côtoyé de nombreux exilés syriens. Pas étonnant qu’elle ait choisi ce thème pour son premier roman. Si le sujet intéressera d’emblée beaucoup de lecteurs, les partis-pris stylistiques pourront, peut-être, en déconcerter certains.

« C’est une nuit d’octobre. Tu marches, pressé mais silencieux, tu t’enfonces dans l’étoffe d’une abondante végétation, le cœur battant, le souffle court. Tu ne sais ni dans quoi ni sur quoi tu marches mais droit devant toi tu hâtes le pas, butant, trébuchant, les bras tendus comme pour repousser l’obscurité. »

Le texte s’ouvre de cette manière, à la deuxième personne du singulier, et une voix – dont on ne sait au départ à qui elle appartient – nous raconte, a posteriori, le parcours de cet homme dont on saura beaucoup de choses mais jamais le nom. Il est un et unique mais il pourrait aussi être des milliers d’autres.

Il est un « nafar », terme que les passeurs utilisent « pour parler des prétendants à l’Europe, les nommant ainsi par paquet, comme une quelconque marchandise de contrebande ».

Les 150 pages de ce roman très sensible se lisent avec grand intérêt. Mathilde Chapuis nous donne à voir le quotidien de ceux qui n’ont pas d’autre choix que de fuir leur pays et qu’on refoule trois fois, cinq fois, dix fois… Rentrer dans une ville en ruine où les proches et l’avenir sont morts n’est pas une option envisageable. Alors qu’importe, ils réessaieront, autant de fois que nécessaires, quitte à enrichir des passeurs peu scrupuleux, quitte à y laisser la vie, dans le froid ou dans la Méditerranée.

Nafar est un premier roman de grande qualité, jamais bavard, parfois teinté d’onirisme, toujours juste.
Sur le même sujet et chez le même éditeur, en complément, on n’a de cesse de conseiller l’excellent récit de l’itinéraire d’Enaiatollah Akbari par le journaliste italien Fabio Geda : Dans la mer il y a des crocodiles.

Nafar, de Mathilde Chapuis, Liana Levi (2019), 151 pages.

Les chemins de la haine est un roman d’Eva Dolan paru chez Liana Levi l’an dernier, dans une traduction de Lise Garond.

A Mathematician (?)Résumé

Dans un jardin d’une banlieue anglaise comme il y en a de nombreux, un cabanon prend feu. Rien d’exceptionnel a priori. À ceci près que les pompiers y découvrent un corps calciné. L’état du cadavre rend l’identification extrêmement délicate mais la police soupçonne la victime d’être un travailleur immigré estonien. Et les propriétaires de l’abri de jardin ne le nient pas. En effet, ce Jaan Stepulov, signalé disparu, venait régulièrement squatter leur petit chalet pour y passer la nuit ce qui avait le don de les agacer. Ce qu’ils ne peuvent pas expliquer, en revanche, c’est pourquoi la victime a été enfermée dans le cabanon avant qu’on y mette volontairement le feu.

Mon avis

Salué par la critique outre-Manche, ce premier roman d’Eva Dolan, qui a aussi trusté les sélections de prix hexagonaux et remporté le Grand Prix Policier des lectrices de Elle, est une excellente découverte. Critique de polars avant de se lancer elle-même dans l’écriture, l’auteure britannique sait quels sont les ingrédients qui font un bon roman policier. Mais connaître une recette ne fait pas de chaque cuisinier en herbe un grand chef étoilé. Il faut aussi du travail et du talent. Visiblement, Eva Dolan n’en manque pas tant le plaisir de lecture est grand et tant tout semble simple à la lecture de ces Chemins de la haine – c’est souvent la marque des grands.

L’intrigue, qui connaît de multiples rebondissements, est très bonne. Mais ce roman ne se limite pas à cela, loin de là. Les personnages sont très bien campés, des protagonistes aux seconds (voire énièmes) couteaux. Surtout, le propos et le décor – ils vont ici de pair – sont très intéressants. Car ce à quoi les deux policiers qui enquêtent sur ce meurtre vont être confrontés, c’est à la pauvreté, au racisme, à l’exclusion, au travail clandestin et à la bêtise crasse. Non, nous ne sommes pas dans un pays du tiers-monde ou pendant la révolution industrielle mais bien en Angleterre, au 21e siècle. Et ça fait froid dans le dos tant ce monde hideux que nous donne à voir Eva Dolan semble bien trop réel.

Cette enquête trouve une résonance particulière chez les deux inspecteurs, qui sont tous deux directement concernés par l’immigration à des degrés divers. Zigic est né en Angleterre mais est d’origine serbe. Quant au sergent Ferreira, elle est arrivée de son Portugal natal lorsqu’elle était enfant. Tous deux ne se sentent pas toujours pleinement anglais, et d’aucuns le leur font d’ailleurs bien sentir. Le sujet de l’appartenance à un pays, et plus largement de l’identité, est traité avec beaucoup de finesse par l’auteure et confère à ce roman, déjà passionnant par ailleurs, une grande profondeur.

Au vu du titre ou du résumé, on aurait pu croire à un énième thriller ou roman de procédure à l’anglaise. Il n’en est rien. Les chemins de la haine tient davantage du roman noir social. Qui plus est, il est très bien construit et loin d’être bête. En attendant la suite – le cinquième titre paraîtra outre-Manche en février – les lecteurs convaincus pourront se plonger dans la deuxième enquête de Zigic & Ferreira, déjà disponible, Haine pour haine, ou dans un one shot annoncé par Liana Levi pour février, Les Oubliés de Londres.

Les chemins de la haine (Long Way Home, 2014), d’Eva Dolan, Liana Levi (2018). Traduit de l’anglais (Angleterre) par Lise Garond, 442 pages.

Un petit boulot (Since the Layoffs) est un roman de Iain Levison paru chez Liana Levi en 2003.
Il est traduit de l’anglais (États-Unis) par Fanchita Gonzales Batlle.

A Mathematician (?)Résumé

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Jake Skowran ne connaît pas une période faste. Son usine vient d’être délocalisée au Mexique. Conséquence : il a perdu son emploi, puis sa femme, partie voir si l’herbe n’était pas plus verte ailleurs. Malgré un regard lucide sur ce qui se passe autour de lui, Jake n’est pas du genre à baisser les bras. Plutôt du genre à accepter n’importe quel petit boulot pour gagner sa croûte. Alors quand un caïd local vient le voir pour lui proposer de tuer sa femme, le cas de conscience est vite vu. C’est payé combien ?

Mon avis

Ceux qui connaissent un peu Iain Levison et son œuvre savent sans doute qu’il n’a pas connu un petit boulot, mais plutôt des dizaines – quarante deux précisément, d’après son propre recensement. Né à Aberdeen, puis passé par les États-Unis et le service militaire, le retour au pays est rude. Le chômage le décide à retraverser l’Atlantique pour fuir la dèche écossaise. Tour à tour pêcheur en Alaska, peintre en bâtiment, conducteur de camions, déménageur et bien d’autres, l’auteur avait déjà raconté une partie de son parcours, non sans humour, dans l’excellent Les tribulations d’un précaire, ouvrage plutôt biographique bien qu’un peu romancé.

Ici, c’est par le prisme du roman noir qu’il aborde le sujet de la paupérisation d’une grande partie de la population américaine. À l’instar du grand Donald Westlake dans le non moins grand Le Couperet, Iain Levison en rajoute, jusqu’à la caricature. Mais ne dit-on pas que plus c’est gros plus ça passe, surtout quand on a du talent ? Et l’habileté de la plume est là, bien présente, non seulement pour raconter l’histoire, dépeindre ces personnages, sans doute plus ou moins inspirés de son vécu et de connaissances, mais aussi pour instiller une bonne dose d’humour grinçant à cet ensemble. On suppose que Jake, c’est un peu – besucoup – Iain, les crimes en moins sans doute.

Publié initialement en 2003, le roman ne met donc pas en scène la crise liée aux subprimes mais le vent tournait alors déjà, avec son lot de fermetures d’usines et de villes entières se retrouvant désœuvrées et livrées à elles-mêmes.
En guise de couverture entre deux contrats, Jake se voit confier la caisse d’une petite supérette ouverte en permanence. On y travaille, beaucoup, on dort de temps en temps, un peu. Heureusement, ses collègues sont sympathiques comme ce jeune Asiatique parlant à peine l’anglais, qui n’aurait en principe même pas le droit de travailler de nuit. Le passage dans lequel un manager vient spécialement du siège de la franchise pour évaluer l’efficacité de la supérette est particulièrement croustillant. À l’image du roman en somme.

Quinze ans plus tard, Un petit boulot n’a pas pris une ride. Il a d’ailleurs été adapté au cinéma en 2016, en France, avec Romain Duris dans le rôle principal. Avec son regard acéré et sa plume caustique, Iain Levison a depuis parcouru du chemin et publié quelques titres de grande qualité, oscillant toujours entre roman noir et critique sociale. Citons Une canaille et demie, Arrêtez-moi là ! ou encore Pour services rendus, paru cette année, dans lequel il égratigne l’image des vétérans du Vietnam et la vanité du débat politique américain. Au train où évoluent les choses là-bas, gageons que l’auteur aura encore matière à écrire quelques opus. Chose curieuse à signaler, il semblerait que Iain Levison connaisse un plus grand succès dans l’Hexagone qu’aux États-Unis où ses derniers ouvrages n’ont même pas été publiés. Alors, merci Liana Levi !

Un petit boulot (Since the Layoffs, 2002), de Iain Levison, Liana Levi (2003), 210 pages. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fanchita Gonzales Batlle, 210 pages.
Disponible en poche Liana Levi / Piccolo (2013), 210 pages.

La Nuit des béguines est un roman d’Aline Kiner paru aux éditions Liana Levi au mois d’août dernier.

318smf25uwlRésumé

Paris, 1310.
Dans le quartier du Marais se trouve le grand béguinage royal, où des femmes vivent entre elles, de prières et de divers travaux. Ni mariées ni sœurs, leur statut particulier, mi-religieux mi-laïque, commence à faire grincer certaines dents en ces temps où l’orthodoxie est scrutée de plus en plus près. Ysabel, au béguinage depuis longtemps, s’occupe principalement de son potager où sa main verte fait pousser toutes sortes de légumes et d’herbes, aromatiques ou médicinales. Par un froid jour d’hiver, elle retrouve sur le seuil du béguinage une jeune femme plus très loin du trépas. Sans savoir rien d’elle, elle estime de son devoir de la sauver.

Mon avis

Le premier roman d’Aline Kiner, Le jeu du pendu, était un roman policier classique mais maîtrisé entre présent et Seconde Guerre mondiale. Après le contemporain La vie sur le fil, la voilà qui s’attaque, par le prisme de l’aventure et du suspense, à un sujet peu connu du grand public : le béguinage. Avec le sérieux qui la caractérise, la rédactrice en chef des hors-série du magazine Sciences & Avenir a abattu un grand travail de recherche avant de se lancer dans l’écriture, si l’on en juge par le nombre d’ouvrages cités en fin de roman et surtout, par la vraisemblance de son histoire.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un essai sur cette institution médiévale méconnue mais bien d’une fiction, faisant la part belle aux femmes, forcément. On apprend assez vite que Maheut, la jolie rousse recueillie par Ysabel, fuyait un mariage forcé. Parallèlement, une béguine du Nord de la France, Marguerite Porete – elle a vraiment existé – est arrêtée par les autorités religieuses. Son récent ouvrage, Le miroir des âmes simples, dans lequel elle exprime à sa manière son mysticisme et son amour de Dieu, fait scandale. Il est bientôt jugé hérétique, et le cas de Marguerite préoccupe beaucoup au grand béguinage royal car le roi Philippe IV, qui ne voit pas cette communauté d’un bon œil, pourrait en profiter pour supprimer ce statut particulier toléré par ses prédécesseurs. Dans cette ambiance tendue, nos béguines continuent à vivre, qui à soigner, qui à cultiver, qui à vendre du tissu. Mais un franciscain a été envoyé à Paris pour retrouver la trace de Maheut, et son flair le rapproche du but.

Mettant en scène une belle galerie de personnages féminins aux caractères parfois bien trempés, La Nuit des béguines est un solide roman d’aventure historique où le suspense le dispute à l’érudition. Mêlant habilement faits et personnages historiques aux inventions de son cru, Aline Kiner parvient à être didactique sans sacrifier la dynamique de la narration ni tomber dans l’écueil du cours magistral propre à certains romans historiques.

La Nuit des béguines, d’Aline Kiner, Liana Levi (2017), 329 pages.

Un bouddhiste en colère est le troisième roman de Seth Greenland paru en 2011 aux éditions Liana Levi (après Mister Bones et Un patron modèle).

Résumé

Jimmy Duke était flic. Jimmy Duke était marié. Jimmy Duke était alcoolique. Mais ça, c’était avant.
Jimmy a décidé de se reprendre en main, notamment par le biais de la méditation. Seulement, avec les frères qu’il a, mener une vie tranquille n’est pas de tout repos. Randall, prétendant au congrès aux dents longues lui demande de l’aide pour mener à bien sa campagne face à Mary Swain, la redoutable candidate adverse, mère de famille (top-)modèle un peu trop sexy pour laisser les électeurs masculins insensibles. Quant à Dale, l’autre frère, handicapé, il sort tout juste de prison mais pense déjà à monter un nouveau coup.

Mon avis

Autant l’avouer d’emblée, Un bouddhiste en colère est du genre difficile à résumer. Disons qu’autour de Jimmy gravitent un certain nombre de personnages, qui ont différents types de rapports plus ou moins officiels. Randall et Kendra sont mariés. Kendra et Nadine sont amantes (lors d’une virée au Mexique et sur un coup de tête, elles se sont fait tatouer ensemble un Hello Kitty sur la fesse gauche). Nadine voit aussi Hard – un policier proche de la retraite qui souhaiterait divorcer de sa femme Vonda Jean. Tout ce beau monde paraît lisse mais se trompe allègrement à la moindre occasion.

« Hard a besoin d’un plan concret. Il a besoin de divorcer, et il a besoin de s’assurer que Nadine ne lui causera pas d’ennuis. Il finit sa bouteille de bière d’un trait. Il se lève pour aller en chercher une autre dans le frigo. Fléau racle sa gamelle. Hard s’aperçoit que ce n’est pas bon signe d’envier son chien. Quand vous enviez votre chien, c’est qu’un truc cloche sérieusement dans votre vie. »

Jimmy, quant à lui, essaie tant bien que mal de rester calme. Pour ce, il a toute une panoplie d’exercices que lui a conseillés sa coach de méditation en ligne. Il peut par exemple regarder un DVD qui transforme sa télé en aquarium tropical ou collectionner les photos des chiens qu’il croise dans la rue et qu’il colle ensuite dans un cahier spécial qui fait sa fierté. Lorsqu’il commence à s’énerver après quelqu’un, il doit s’efforcer de visualiser la personne en question s’élever dans les airs dans une grosse bulle rose. Normalement, ça marche.

« Il n’est pas facile de créer une ambiance festive dans une soirée dont le but est de proscrire les rapports sexuels à des personnes dont la sexualité traverse une période tumultueuse. Voilà pourquoi la salle de bal vibre de conversations un peu tendues. Des pères débordant d’affection et des filles penaudes, certaines allant encore à la maternelle alors que d’autres sont à l’université forment des petits groupes gênés pendant qu’un quatuor à cordes joue un mélange de cantiques et de chansons des Carpenters. Les pères sont aussi nerveux que peuvent l’être des Blancs d’un certain âge en smoking : ils auraient l’air plus détendus s ‘ils étaient morts. Leurs filles, qui portent toutes des robes de bal dans les tons pastel, sont plus décontractées, du fait de leur jeunesse, mais le rôle qui leur a été assigné pour la soirée a pour effet de contenir le niveau d’excitation. La plupart ne voulaient pas venir, mais la solidarité s’impose entre détenues. »

Si le scénario n’est pas des plus limpides, Un bouddhiste en colère se lit néanmoins très bien. Seth Greenland parvient à rester cohérent – tout retombe finalement sur ses pattes – tout en partant dans des épisodes plus foutraques et hilarants les uns que les autres. On retiendra notamment les scènes impliquant un chien qui brûle ou un tueur salement amoché ne trouvant rien de mieux qu’une couche de bébé pour éponger son visage ensanglanté. L’éditeur évoque Tarantino en quatrième de couverture. Il y a de ça, pour le côté énergique, voire violent. Mais c’est souvent beaucoup plus drôle. Entre ces quelques séquences épiques, l’auteur prend un malin plaisir – et nous avec – à égratigner avec un humour caustique la « bonne » société américaine et ses dérives, les politiciens et les policiers n’étant pas les derniers ciblés.

Amateurs d’intrigues rectilignes, sérieuses et bien ficelées, passez votre chemin sans regrets. Mais si vous aimez l’humour qui grince, les personnages déjantés et n’êtes pas contre un côté « grand n’importe quoi organisé », Seth Greenland pourrait bien vous contenter et, à la manière d’un Tim Dorsey ou d’un Carl Hiaasen, faire travailler « sérieusement » vos zygomatiques.

Un bouddhiste en colère (The Angry Buddhist, 2011), de Seth Greenland, Liana Levi (2011). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, 413 pages.